La mauvaise expérience de Vittorio et Amalia avec le Brésil n’a pas dissuadé certains de leurs enfants de chercher eux aussi une vie meilleure à l’étranger. Si leurs deux filles et leurs maris resteront à Nervesa, leurs quatre garçons immigreront, avec plus ou moins de succès. Deux d’entre-eux partiront aux Etats-Unis.

Carte des Etats-Unis – 1920 – New York, Kansas City, Chicago, les villes visitées par Giuseppe et Giovanni durant leurs séjours américains.
Le premier à quitter sa famille est l’aîné, Giuseppe. Ce n’est en revanche pas au Brésil, là où il est né, qu’il décide de tenter sa chance. Il faut dire que le pays n’a plus les faveurs des italiens. Entre la crise du café, les nouvelles des conditions indignes dans lesquelles vivent les immigrés, et les contrôles plus drastiques du gouvernement italien, l’immigration vers le Brésil chute considérablement au début du XXe siècle. Alors c’est toujours vers l’autre coté de l’Atlantique que les italiens se tournent, mais un peu plus au nord : aux Etats-Unis.
En février 1913, alors qu’il n’est âgé que de 18 ans, Giuseppe embarque sur le S.S. Europa et traverse l’océan pour la seconde fois, même s’il ne doit avoir aucun souvenir de la première. Le jeune homme n’a que 25$ en poche, et n’a pas les moyens de se payer un billet de 1ère ou même de 2e classe. C’est donc en 3e classe qu’il passe les presque 3 semaines de voyage, ce qui, encore une fois, ne va pas être de tout repos.
Un immigré austro-hongrois raconte : «L’aménagement de l’entrepont ne varie guère, pas plus que son emplacement : toujours situé au-dessus des vibrations des machines, il est bercé par le vacarme saccadé de la ferraille en mouvement et le grincement des amarres. On y accède par un escalier étroit, aux marches visqueuses et glissantes. Une masse humaine, des couchettes nauséabondes, des toilettes rebutantes : tel est l’entrepont. L’entrepont, c’est aussi un assemblage suspect d’odeurs hétéroclites : pelures d’orange, tabac, ail et désinfectant. Pas le moindre confort, pas même une chaise. Une nourriture médiocre, apportée dans d’énormes bidons, est servie dans des gamelles fournies par la compagnie…»

La compagnie maritime La Veloce, dont fait partie le vapeur Europa, navire sur lequel Giuseppe a traversé l’Atlantique.
Et environ deux semaines plus tard, le bateau accoste à Ellis Island. C’est par cette petite île que toutes les immigrants doivent passer, depuis 1892. En 30 ans, 16 millions de personnes ont posé le pied sur Ellis Island. Tous les passagers de 3e classe doivent maintenant passer le filtre administratif et médical du bureau de l’immigration. Pour ceux de 1ère et 2e classe, plus riches, c’est bien plus rapide et facile. Pour les autres, il faut d’abord se soumettre à un examen médical, plutôt rapide : En 6 secondes, les médecins scrutent de la tête aux pieds les nouveaux arrivants, alignés, et repèrent en un clin d’oeil ceux qui semblent malades. Ils tracent alors à la craie, sur leurs vêtements, le mal dont ils souffrent : E pour eyes (maladie des yeux), H pour heart (problèmes cardiaques), L pour lameness (boiterie), N pour neck (cou, pour le goitre), S pour senility (les personnes très âgées) et X pour les déficients mentaux. Certains d’entre eux seront mis en quarantaine et soignés, mais ceux souffrant de maladies graves et/ou contagieuses seront renvoyés chez eux.
Si on réussit cette épreuve, il y en a une deuxième : l’épreuve administrative. Tous les immigrants sont réunis dans le grand hall, une salle immense dans laquelle peuvent passer plus de 10 000 personnes en une seule journée. Assisté par un traducteur, le candidat est interrogé par un inspecteur de l’immigration, qui lui pose une trentaine de questions, certaines purement administratives, d’autres un peu plus étonnantes : Etes-vous un anarchiste ? Etes-vous polygame ? Avez-vous 50$ sur vous ? Si non, combien avez-vous ? Pouvez-vous me montrer cet argent ?

Le grand hall, dans lequel les passagers de 3e classe attendent de savoir s’il seront autorisés à entrer aux Etats-Unis – Library of Congress Prints and Photographs Division
Et quand, enfin, l’inspecteur estime que le nouvel arrivé ne présente aucun danger, qu’il est bien là pour travailler et qu’il a de quoi subvenir à ses besoins en attendant, il est enfin autorisé à quitter Ellis Island et à commencer sa nouvelle vie aux Etats-Unis.

Giuseppe sur le registre du débarquement – 1913 – Ship manifest – ship Europa – Ellis Island Foundation
On ne peut qu’imaginer ce que peut ressentir Giuseppe lorsqu’il pose le pied à New York pour la première fois. Cette ville immense, grouillante de monde, avec ses grattes-ciels déjà gigantesques, quel contraste incroyable avec Nervesa, le petit village où il a vécu presque toute sa vie ! Tout ici doit lui sembler fascinant. Mais il n’a pas le temps de jouer les touristes : il n’est pas encore arrivé à destination.

Photo colorisée de New York dans les années 1910
Son but est en fait Kansas City, dans l’Etat du Missouri, à près de 2000 kilomètres de New York. Et ce n’est pas par hasard qu’il a choisi cette ville de plus de 300 000 habitants, mais parce que deux de ses cousins germains s’y sont installés respectivement en 1910 et 1912.

Comme beaucoup de ses compatriotes, Giuseppe n’est que de passage aux Etats-Unis, le temps de se faire suffisamment d’argent pour espérer se construire une vie meilleure en Italie avant de rentrer au pays. On ne sait pas combien de temps il y est resté, mais en 1915, il est toujours à Kansas City, et sa situation semble suffisamment satisfaisante pour qu’il encourage son jeune frère Giovanni à le rejoindre.

Le navire Verona, sur lequel Giovanni est arrivé aux Etats-Unis en 1915.

Giovanni sur le registre du débarquement à Ellis Island – 1915 – Ship manifest – ship Verona – Ellis Island Foundation
L’industrialisation aux Etats-Unis est en plein essor, et les américains ont besoin d’énormément de main d’oeuvre pour construire bâtiments, ponts, voies ferrées, etc. Même si on ne connait pas le ou les postes que les deux frères occupent durant ces années, c’est sûrement en tant qu’ouvrier sur différents chantiers qu’ils gagnent leurs vie.

Lunch at top a Skyscraper – New York Herald-Tribune – 1932
7 ans après son arrivée en Amérique, Giuseppe est néanmoins de retour à Nervesa, où, comme ses parents, il se contentera de vivre de la terre. Il se mariera deux fois, en 1920 avec Maria Dal Pin, la belle-soeur de son cousin lui aussi rentré au pays. Puis, après la mort de celle-ci, avec Adelia Codello. Il ne repartira plus aux Etats-Unis et décèdera à Nervesa en 1948.

Nervesa reconstruite après guerre.
Contrairement à son frère, Giovanni semble vouloir rester en Amérique. En septembre 1918, alors que la première guerre mondiale n’est pas terminée, il est enregistré comme potentiel soldat pour les Etats-Unis. Mais heureusement pour lui, l’Armistice est signée seulement 2 mois plus tard, et il échappe à la conscription.

Carte d’enregistrement de Giovanni – 1918 – FamilySearch – U.S World War I Draft Registration Cards, 1917-1918
On apprend à cette occasion qu’il vit toujours dans le même Etat mais qu’il a quitté Kansas City pour Huntsdale, un petit village qui borde la rivière Missouri. Il travaille comme ouvrier pour une société de construction, la K.C Bridge Company, qui construit des ponts sur la même rivière.

Carte du nord de l’Etat du Missouri
3 ans plus tard, la guerre est terminée et Giovanni a 24 ans. Il est temps pour lui de se marier, et c’est naturellement à Nervesa qu’il retourne pour épouser sa promise. Il n’a pas eu à chercher bien loin : Elisabetta est elle aussi une Dal Pin, et elle n’est autre que la sœur cadette de Maria, l’épouse de son frère, et de Giulia, l’épouse de son cousin.

Extrait de l’A.M de Giovanni et Elisabetta – 1921 – F.Search – Italia, Treviso, Stato Civile (Tribunale), 1871-1941
Giovanni restera quelques années à Nervesa auprès de son épouse, le temps pour elle de mettre au monde 2 garçons et une fille entre 1923 et 1926. Il n’assistera néanmoins pas à la naissance de sa petite fille : 1 mois plus tôt, il débarquait de nouveau à New-York pour retourner à Kansas City. Peut-être lui est-il plus facile de subvenir aux besoins de ses proches depuis les Etats-Unis ? Ou la vie de famille ne lui convient-elle déjà plus ?
Toujours est-il que 12 ans plus tard, même s’il est toujours marié, il n’est pourtant pas rentré une seule fois en Italie. Elisabetta et les enfants ne l’ont jamais rejoint aux Etats-Unis, pas même le temps d’une visite. Giovanni n’a donc jamais rencontré sa fille ni vu ses garçons grandir. Il vit maintenant à Chicago, où il est ouvrier dans le bâtiment, et se fait maintenant appeler John, à l’américaine. D’ailleurs, il demande à être naturalisé américain, ce qui prouve son intention de s’y installer définitivement en laissant derrière lui femme et enfants.

Extrait de la demande de naturalisation de Giovanni – 1938 – Illinois, County Naturalization Records, 1800-1998
Il devra patienter 17 ans avant que son dossier soit enfin jugé. Mais en 1943, la sentence tombe : sa demande est refusée, et c’est définitif. John ne deviendra jamais américain.

Refus de l’administration américaine– 1943 – Illinois, Northern District Naturalization Index, 1840-1950
Est-ce pour cela qu’il finit par rentrer au pays ? Sa famille a-t-elle fini par lui manquer ? Ou a-t-il eu simplement peur de finir sa vie seul dans un pays qui n’a pas voulu de lui ?
Dans tous les cas c’est à Vittorio Veneto, une petite ville proche de Nervesa, qu’il décède en 1961, à 64 ans. En tant que Giovanni, citoyen italien.

Extrait de l’acte de décès de Giovanni – 1961 – Mairie de Vittorio Veneto


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