La dure vie italienne de Luigi Amadio et Carlotta Bettiol

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Le ultime vangate – Angiolo Tommasi – 1892

Arcade est une toute petite ville, située à seulement 5 kilomètres de Nervesa della Battaglia. Jusqu’en 1960, elle comprend les hameaux de Cusignana, Giavera et Sant Angeli qui se regrouperont ensuite en une seule commune sous le nom de Giavera del Montello.

C’est à Cusignana que nait Luigi Amadio Le 20 mars 1867. Ses parents, Giacomo et Angela y sont agriculteurs. Après lui naitront Quirino, Amabile, Guerrino et Ernesta.

A Arcade, comme dans toute la région, la vie est difficile. La plupart des ses habitants vivent comme ils peuvent de la terre, et ils ne peuvent pas grand chose. Au moment où la Vénétie intègre le royaume italien en 1866, la situation économique de la région est terrible. Les décennies précédentes, la population a dû faire face à de nombreuses crises qui l’ont profondément éprouvée : épidémies, guerres (entre l’empire austro-hongrois, l’empire français, et le royaume lombardo-venetien), intempéries, famines… Pour les habitants de la région, faire désormais partie d’une Italie unifiée est le cadet de leurs soucis, l’important étant de réussir à nourrir sa famille avec le peu qu’ils arrivent à cultiver, et ce n’est souvent même pas suffisant.

La pappa al fuogo – Noè Bordignon – Vers 1900

Autour de l’année 1897, Luigi épouse Carlotta Bettiol, une jeune fille de Giavera. Carlotta est née le 27 février 1873, et elle est l’ainée de sa fratrie. Ses parents, Giovanni et Giovanna, agriculteurs eux aussi, auront 5 autres enfants après leur ainée : Eugenio, Joelle (un garçon), Giuditta, Vittoria et Enrico.

Après le mariage, Carlotta emménage avec son époux à Cusignana, où elle mettra au monde ses 4 premiers enfants : Primo, en 1898, Giovanni, en 1901, Oliva en 1903, et Onorina en 1906. Après la naissance de la petite dernière, toute la famille déménage, sans pour autant partir bien loin. Ils s’installent à Bavaria, le hameau de Nervesa, situé à moins de 4 kilomètres de Cusignana.

Là naitront les 3 derniers : Giuseppe en 1908, qui ne survivra que quelques mois, Elena, en 1910, et enfin Guglielmo, en 1911, qui décèdera après avoir atteint sa première année. 

Extrait de l’acte de naissance de Primo en 1898 – Familysearch

A Nervesa, la vie n’est pas plus simple qu’à Cusignana. On y cultive du blé, du maïs et d’autres céréales, des légumes et des arbres fruitiers, de la vigne, du fourrage pour le bétail. On élève des vaches, des porcs, des volailles.

On consomme très rarement de la viande, réservée aux riches, et on se nourrit principalement de polenta de maïs. A tel point que jusqu’au début du XXe siècle, des épidémies de pellagre (pella agre, peau aigre) ont éclaté à de nombreuses reprises. Cette maladie mortelle due à la malnutrition et à la carence en vitamine B3 touche en effet particulièrement ceux dont le régime alimentaire est composé quasi-exclusivement de maïs, ce qui est alors le cas des habitants de la région.

La polenta sul focolare – Mario Nicetto

Lorsque la guerre éclate en 1914, l’Italie qui fait encore partie de la triple alliance (Autriche-Hongrie, Allemagne, Italie), décide de rester neutre. Mais cela ne durera pas longtemps. En 1915, elle se retire de la triple alliance pour s’engager dans la triple entente (France, Royaume-Uni, Russie). Ses troupes combattront majoritairement autour d’un front qui l’opposera à l’Autriche-Hongrie jusqu’à la fin du conflit. Primo, âgé de 18 ans, fait partie des mobilisés, mais il en reviendra sain et sauf.

Soldats italiens partant pour le front – 1915

Le front italien ne se trouve qu’à une soixantaine de kilomètres de Nervesa, et cela bouleverse la vie de ses habitants. Des bombardements aériens frappent régulièrement les villes voisines comme Padoue, Venise, Bassano, et il n’est pas rare de voir des avions s’écraser alentour. La ligne de chemin de fer Montebelluna-Susegana qui était encore en construction au début de la guerre, est ouverte à la hâte en 1916 afin de conduire soldats, armes et vivres au plus près des combats, et la gare de Nervesa voit passer de nombreux convois militaires.

Front des batailles de L’Isonzo

La famille Amadio tente sûrement de continuer à vivre le plus normalement possible mais le 23 août 1916, Luigi décède à seulement 49 ans. Et laisse Carlotta s’occuper seule de ses 4 enfants encore mineurs de 15, 13, 10 et 6 ans. 

Extrait de l’acte de décès de Luigi – Familysearch

2 ans plus tard, la guerre s’invite à la porte de leur maison et ce qu’on appellera la bataille du Solstice débute. L’armée austro-hongroise tente une percée des lignes italiennes pour se rapprocher de la vallée du Pô. Mais les italiens, ayant eu vent de leurs plans, ont attaqué les premiers, faisant de nombreux morts du coté de l’ennemi. Malgré tout, les autrichiens réussissent à prendre le Montello et Nervesa le 15 juin 1918. Ils ne l’occuperont que quelques jours avant qu’elle ne soit reprise par les italiens le 21, au prix de beaucoup de bombardements, et de nombreuses pertes. La ville est libérée, mais entièrement détruite. 

L’Echo d’Alger – Juin 1918 – Gallica

Elena gardera toujours le souvenir du Piave, le fleuve qui borde la ville, à l’eau rouge de sang.

Le 4 novembre de la même année, l’Armistice est signé (pour l’Italie), la guerre se termine enfin. Les morts sont nombreux, tant militaires que civils, mais Carlotta et ses enfants feront partie des chanceux.

Nervesa le jour de sa libération – 1918

A Nervesa, tout est à reconstruire. Le recensement des dégâts fait par les autorités indique que la ville est détruite à 97%, les 3% restants étant gravement endommagés. Lorsque les habitants qui avaient fuit rentrent, c’est pour retrouver leurs maisons en ruines, leurs champs dévastés et leur bétail décimé. Jusqu’en 1922, pas grand chose n’est fait pour réhabiliter le territoire. L’Etat n’a pas d’argent à investir, les nervesani encore moins. On tente d’assainir progressivement les terrains agricoles, mais cela prend du temps. Les bombes, obus et autres engins de guerre disséminés encore un peu partout font de nouveaux morts et blessés.

Nervesa après la guerre. Internet Culturale – Cataloghi e collezioni digitali delle biblioteche Italiane

Mais 4 ans après la fin du conflit, les choses bougent enfin. Benito Mussolini vient d’arriver au pouvoir, et il est un ami du nouveau maire de l’époque. Le Duce promet alors des fonds pour rebâtir la ville et envoie des architectes pour reconstruire dans un style plutôt néoclassique, en concordance avec l’idéologie fasciste. Seule la villa Panigai, qui abrite la mairie, est restaurée à l’identique.

En parallèle, d’autres travaux sont lancés pour reconstruire les infrastructures autour de la ville, comme le canal de la Victoire qui servira à irriguer les campagnes alentour. Puis, en 1932, commencera la construction du mémorial du Montello, un immense ossuaire qui contient les corps des plus de 9000 morts pendant la bataille entre le 15 et le 21 juin 1918.

Tous ces chantiers donneront du travail à des centaines de nervesani et leur permettra de sortir un peu de la misère dans laquelle ils ont vécu durant tant années.

Et Nervesa, désormais de la Battaglia, se verra remettre le médaille d’or du mérite civil :

«Centre stratégiquement important entre la Piave et Montello, pendant la Première Guerre mondiale, il a été le théâtre de violents affrontements entre les parties adverses qui ont causé la mort de nombreux concitoyens et la destruction totale de la ville. La population contrainte au déplacement et à l’évacuation, ainsi qu’à l’abandon de tous ses biens personnels, a dû trouver refuge dans des zones plus sûres, au milieu d’épreuves et de souffrances intenses. Les rescapés ont su réagir, avec dignité et courage, aux horreurs de la guerre et affronter le difficile travail de reconstruction avec le retour à la paix. Admirable exemple d’esprit de sacrifice et d’amour du pays. »

Mais nombre d’habitants n’attendront pas la reconstruction de leur ville, et décideront de la quitter pour espérer faire fortune ailleurs. C’est le cas de Primo, l’aîné des Amadio. Deux ans après la fin de la guerre, il s’embarque pour les Etats-Unis et s’installe à Kansas City, comme les frères Freschi quelques années avant lui. Mais contrairement à Giovanni, il obtiendra rapidement sa naturalisation.

Naturalisation américaine de Primo – 1926 – Familysearch

Pour les autres, il faut mettre la main à la pâte pour aider Carlotta à faire vivre la famille. Vers l’âge de 10 ans, Elena quitte l’école pour embaucher comme ouvrière dans une usine, fabriquant de la soie et du coton, à Montebelluna. Chaque jour, elle parcoure à pieds la petite dizaine de kilomètres qui séparent son domicile de son lieu de travail.

Une des usines de coton de Montebelluna dans les années 20.

Primo et plus tard Elena seront les seuls enfants Amadio à quitter le pays. Les trois autres feront leur vie à Nervesa. 

Giovanni y sera agriculteur. Il épouse en 1924 Maria Casagrande qui lui donnera deux fils, Luigi et Ugo. Ce dernier émigrera en Australie dans les années 50. Giovanni, quant à lui, décèdera à Nervesa en 1952. Oliva se mariera avec Ottorino Di Lorenzi en 1931. Onorina, quant à elle, épousera Virginio Gottardo en 1927 et lui donnera 5 enfants, dont l’un émigrera au Canada avant de revenir finir sa vie en Italie.

Elena épousera en 1930 Massimo Freschi, le fils de Vittorio et Amalia. Elle le rejoindra ensuite en France où il avait commencé à travailler quelques années plus tôt, et c’est en Savoie qu’ils construiront leur famille, obtiendront la nationalité française et deviendront mes arrières-grands-parents.

Extrait du dossier de naturalisation des Freschi – Archives Nationales – dossier n°26017X39 / 19770900/288

Carlotta ne se remariera jamais après la mort de son mari. Elle lui survivra jusqu’en 1949 et décèdera à Montebelluna, vraisemblablement à l’hôpital, à l’âge de 76 ans. Elle aura passé sa vie à se battre pour la survie de sa famille.

Transcription de l’acte de décès de Carlotta – Archives municipales de Nervesa della Battaglia

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