Les enfants se marient
Les années passent dans la rue de Paris, les enfants grandissent et il est bientôt temps pour eux de quitter le nid. Et c’est naturellement Jeanne, l’aînée, qui donne le signal de départ en 1908. Celui qu’elle épouse en ce 17 octobre se nomme Léon Aupert. Il est originaire de Sidiailles, un petit village du Cher à une quarantaine de kilomètres de Montluçon, et il exerce le métier de maçon. Le jeune homme n’est pas un inconnu : bien qu’il n’ait que 5 ans de plus que Jeanne, il est pourtant le cousin germain de sa mère. Le mariage a lieu à Sidiailles, où la jeune femme s’installera ensuite avec son époux. On ne peut qu’imaginer la fierté d’Arsène, en menant sa fille jusqu’à l’autel. Lui qui n’avait ni parents ni frères et soeurs le jour de son mariage, a désormais sa propre famille auprès de lui à celui de son ainée.

3 ans après sa soeur, c’est au tour d’Auguste de se marier. Il épouse Blanche Carignon, originaire de Vizille en Isère mais vivant dans la même rue que son fiancé à Montluçon. Les parents de Blanche étaient tous les deux ouvriers dans une soierie mais son père, Antoine, est décédé 2 ans auparavant. Sa mère, Louise Grac, n’a pas pu faire le déplacement jusque dans l’Allier et c’est donc uniquement en présence de la famille d’Auguste que les jeunes gens sont unis par le mariage. Le couple s’installe à Montluçon et Auguste, après une formation d’ébéniste, travaille maintenant comme mouleur en fonte à l’usine Saint Jacques. Moins d’un an plus tard, Blanche met au monde leur unique enfant, Roger, mon arrière-grand-père.

Roger Duteil vers 1914 – Photo personnelle
La vie semble maintenant plus douce pour Arsène, bien qu’il travaille toujours autant. Pourtant, une nouvelle ombre vient ternir le bonheur de la famille : Le 2 août 1914, la mobilisation générale est proclamée et la France entre en guerre, notamment contre l’Allemagne. Un coup de tonnerre qui bouleverse la vie de la totalité des familles du pays.

En guerre
A 47 ans, Arsène échappe au front. Cela ne l’empêchera néanmoins pas de participer activement à l’effort de guerre par son métier : L’usine Saint Jacques où il travaille toujours est rapidement réquisitionnée pour fabriquer des tubes de canons, et surtout des obus (près de 200/heure). Entre les «vieux» dont il fait parti, les prisonniers, les femmes et ceux qui reviennent du front, l’usine passe de 2000 à 5000 ouvriers pendant le conflit.

C’est pourtant la peur au ventre qu’Arsène part travailler tous les jours. Pas pour lui, mais pour ses fils et son gendre, qui tous trois n’ont pas échappé à la mobilisation. Auguste et Léon avaient pourtant été exemptés de service militaire : le premier pour bronchite spécifique, le second pour tachycardie. Seul Henri avait été déclaré apte à combattre, mais tous partent très vite au front, sous le regard aussi fier qu’inquiet de leurs parents.

Foule lisant les affiches de mobilisation à Paris, 2 août 1914 – Gallica
Léon est affecté à un bataillon de chasseurs à pied (chasseurs alpins), spécialisé dans le combat en montagne, et c’est dans les Vosges qu’il va se battre jusqu’en juillet 1916. Mais l’altitude n’est pas faite pour lui : il est évacué en raison d’une affection pulmonaire avant d’être détaché comme maçon à Bourges. Il gardera des séquelles de sa maladie toute sa vie et aura beaucoup de difficultés à respirer normalement jusqu’à la fin de ses jours.

Extrait de la fiche matricule de Léon – 2R 648 – AD du Cher
Auguste, lui, est affecté au 408e régiment d’infanterie et vivra l’enfer de Verdun. Il reçoit la croix de guerre avec étoile d’argent en mars 1916 pour acte de bravoure, ce qui lui vaut le grade de caporal armurier avant de devenir sergent 2 ans plus tard.

Auguste sur le front – Chtimiste

La citation d’Auguste en 1916 – 1R870 – AD de l’Allier
« Ayant sa pièce enrayée à trente mètres de l’ennemi, a fait preuve du plus grand calme en la remettant en état, en ouvrant le feu avec rapidité, causant des pertes à l’ennemi »
Henri, qui était devenu coiffeur, rejoint le 418e régiment d’infanterie. Tout comme son frère, il est envoyé à Verdun, puis dans l’Aisne. En septembre 1917, il est touché par un éclat d’obus qui le blesse à une main et au front, ce qui lui vaudra une trépanation, une commotion, des vertiges et de forts maux de tête. Et comme si cela ne suffisait pas, il contracte aussi la tuberculose. ll sera hospitalisé pratiquement tout le reste de la guerre.

L’hôpital de Guingamp dans lequel Henri a été hospitalisé
Pour Arsène et Léontine, ces moments sont certainement les plus difficiles de leur existence. Mais ils ne sont heureusement pas seuls pour les traverser. Leur fille Jeanne, leur belle-fille Blanche et leur petit-fils Roger resteront tous les trois auprès d’eux jusqu’au retour de leurs soldats.
Retour à la normale
Car la bonne étoile qui protège Arsène depuis sa naissance ne le quitte pas : Les trois garçons rentrent tous à la maison à la fin de la guerre, même si Auguste est le seul à s’en être sorti en bonne santé.
Henri rentre au bercail fortement diminué et handicapé, mais cela ne l’empêche toutefois pas de trouver sa moitié : Un an après la fin du conflit, toute la famille est réunie pour célébrer le mariage du cadet avec Hélène Joannet. La jeune femme est comptable à Montluçon mais native de Saint Rémy de Chargnat, un petit village du Cher à 150 kilomètres de là. Après avoir vécu dans la peur de la mort durant 4 ans, nul doute que cette union est fêtée avec plus de force et de joie que les précédentes… Même si la mariée est déjà clairement très enceinte.

Le mariage d’Henri et d’Hélène – 2E 191 172 – AD de l’Allier
Et 4 mois plus tard, Hélène met au monde une petite Marguerite, qui restera fille unique. Le couple partira vivre quelques temps à Paris, laissant leur fille à ses grands-parents, avant de revenir s’installer dans la rue de Paris à Montluçon.

Arsène, Léontine (nommés par leurs 2e prénoms) et Marguerite sur le recensement de 1921 – 6M191 12 – AD de l’Allier
La grande guerre aura été la dernière grosse épreuve dans la vie d’Arsène qui coule maintenant des jours heureux auprès de Léontine. En 1933, il prend une retraite bien méritée, après avoir travaillé durant plus de 50 ans, mais n’en profitera malheureusement pas très longtemps. La vie lui accorde un dernier petit bonheur, celui de rencontrer son premier arrière petit-fils, l’enfant de Roger et de son épouse Charlotte Peyclet, la fille d’Emile.
Il s’éteint 6 mois plus tard, le 3 janvier 1938, dans son appartement de la rue de Paris, entouré des siens. Quelques semaines seulement avant de pouvoir souffler sa 71e bougie.

Acte de décès d’Arsène – Archives municipales de Montluçon
Son fils Henri le rejoint dans la tombe l’année suivante. Sa santé très précaire depuis son retour des tranchées ne lui aura pas permis de vivre au delà de sa 44e année. Léontine vivra jusqu’en 1955. Elle décède, comme son fils et son mari, rue de Paris, à 84 ans. Auguste finira sa vie à Lyon où sa femme et lui ont acheté une droguerie. Il meurt en 1975, à l’âge de 83 ans. Jeanne, enfin, décède en 1977 dans le Cher, à Saint Amand, à l’âge de 87 ans. Elle et Léon n’auront jamais eu d’enfants.
Arsène, le bébé abandonné dont la vie ne semblait tenir qu’à un fil à sa naissance, a contre toute attente vécu plus de 70 ans. Ses débuts difficiles ne l’ont pas empêché de travailler dur pour mener une vie honnête et goûter à sa petite part de bonheur.

La signature d’Arsène le jour de son mariage avec Léontine
Il n’aura jamais rien su de ses origines. Qu’il descendait d’une longue lignée de vignerons de l’Essonne. Que l’un de ses ancêtres fut un jour potier d’étain à Paris. Que ses grands-parents ne vivaient qu’à 150 km de lui, dans l’Indre. Ou que sa mère Marie se prénommait en réalité Sophie.
A t-il réellement été heureux ? Sa vie n’a certes pas été un long fleuve tranquille mais j’aime à croire que oui. C’est en tout cas ce qui semble ressortir sur le peu de photos que j’ai de lui.

Arsène, Léontine et leur petit-fils Roger vers 1914 – Collection personnelle

De gauche à droite : Jeanne, Marguerite, Arsène, Roger et Léontine, vers 1930 – Collection personnelle


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