La lingère – Antoine Delachaux – Vers 1905
Le 28 janvier 1867, Marie Duteil, domestique au 99 boulevard du Prince Eugène, met au monde un petit Arsène Gabriel né de père inconnu. Ces informations nous proviennent de Thérèse Fluchon, la sage-femme qui l’a aidé à accoucher et qui a déclaré la naissance de l’enfant à la mairie du 11e arrondissement de Paris. Mais elle a fait une erreur : Le prénom de Marie est en réalité Sophie. D’où provient la confusion ? S’est-elle simplement trompée, parce qu’elle ne connaissait pas vraiment la jeune femme ? Est-ce la mère qui a voulu un peu brouiller les pistes pour empêcher qu’on la retrouve en transmettant tout de même son patronyme à son fils ? Ou bien est-ce l’employeur de Sophie qui l’avait nommée ainsi à son arrivée à son service, pour quelque raison que ce soit ? Dans tous les cas, c’est le mauvais prénom qui continuera à être inscrit sur les documents concernant Arsène, sans qu’il ne sache jamais qu’il était faux.

Sophie Duteil
Sophie nait le 31 juillet 1847 à Lye, dans l’Indre, et plus particulièrement dans le petit hameau du Casson où ses parents Jean-Louis Duteil, le fils du dernier des vignerons, et Sophie Michenet sont installés pour quelques années. Elle est la troisième d’une fratrie de 6 enfants dont l’aînée s’appelle elle aussi Sophie.

Acte de naissance de Sophie, orthographié Sauffie… 3E107/08 – AD de l’Indre
Les 10 premières années de sa vie seront pour le moins instables puisque la famille déménagera souvent en raison du travail du père, journalier, et Sophie n’apprendra jamais à écrire, ni même seulement à signer. Lorsque l’école deviendra obligatoire en 1882, elle aura passé l’âge d’y aller depuis longtemps. Mais pour les parents de la petite fille, l’aide qu’elle leur apporte à la maison est bien plus importante que l’éducation qu’elle pourrait recevoir en classe.

Petite fille de cuisine épluchant des patates – J.G. Meyer Von Bremen
Le premier enfant de Sophie
En 1864, la famille est enfin fixée à Valençay et Sophie, qui n’a que 17 ans, tombe enceinte. Ses parents ne voient sûrement pas cet événement d’un bon œil. D’abord parce qu’elle est très jeune, ensuite parce qu’elle n’est pas mariée, ce qui est encore pire. Nous sommes au milieu du XIXe siècle et la société n’est pas tendre avec les filles-mères. Ce n’est d’ailleurs ni Jean Louis, ni Sophie (mère) qui se déplace à la mairie pour déclarer la naissance de l’enfant mais la sage-femme l’ayant accouchée. Et tout comme sa consoeur 3 ans plus tard, elle se trompe sur le prénom de la mère en la nommant Chantal. Cela peut néanmoins se comprendre puisqu’il semble que ce soit le prénom d’usage qu’elle s’est choisi, sûrement pour se différencier de sa mère et de sa sœur. Néanmoins, sur un document officiel ce n’est pas très réglementaire. L’enfant quant à lui est déclaré de sexe masculin et est prénommé François. Le souci, c’est qu’en réalité François est une fille et qu’elle s’appelle Françoise, ce qui risque d’être ennuyeux le jour où elle aura besoin de présenter son acte de naissance pour se marier. Heureusement, ce document truffé d’erreurs sera rectifié 3 ans plus tard. Sophie et Françoise retrouveront à cette occasion leurs prénoms officiels et la petite fille son sexe véritable. Le nom de son père en revanche restera inconnu.

Acte de naissance rectifié de Françoise – 3E228/27 – AD de L’indre
Une nouvelle vie à Paris
Après cette mésaventure, Sophie quitte définitivement Valençay et ses parents pour être placée comme domestique à Paris. Est-ce une façon de la punir ? Ou de l’éloigner du père de l’enfant qui n’a apparemment aucune intention de rétablir l’honneur de la famille en l’épousant ? Ou encore, de tenter de faire taire les ragots qui n’auront pas manqué de fleurir dans le voisinage ? Nul ne le sait mais dans tous les cas c’est seule que la jeune femme monte à Paris, laissant sa fille aux bons soins de ses grands-parents qui tenteront de la faire passer pour leur nièce.
La suite de l’histoire, on la connait. Sophie tombe enceinte une seconde fois à l’âge de 20 ans, sans être mariée. A-t-elle seulement mis ses parents au courant de cette nouvelle grossesse ? On peut raisonnablement en douter au vu des circonstances, et on comprends maintenant aisément la position difficile dans laquelle elle se retrouve. Et pourquoi elle fait alors le seul choix possible, celui d’abandonner Arsène.

6 mois plus tard, la jeune femme est mariée à un briquetier de Cormeilles en Parisis, une commune au nord de Paris. Ce mariage est clairement arrangé par leurs familles : Pierre Jollet, l’heureux élu, est natif de Valençay, et ses parents vivent dans le même quartier que les Duteil. On imagine facilement le soulagement que doivent ressentir les parents de Sophie. Car non seulement Pierre accepte d’épouser leur fille, mais il accepte aussi d’endosser la paternité de la petite Françoise, même s’il est peu vraisemblable qu’il en soit le père biologique. Une raison de plus pour Sophie de cacher la naissance de son fils à sa famille et à son fiancé.

Acte de mariage de Sophie et Pierre – 11 V4E 1387 – Archives de Paris
Après la noce, la jeune femme s’installe avec son mari à Cormeilles en Parisis, dans la rue de Montigny. Même si elle a été reconnue et légitimée par Pierre, la petite Françoise ne fait pourtant pas partie du voyage et continuera à vivre chez ses grands-parents à Valençay.

Le dernier enfant de Sophie
En 1868, Sophie, qui n’est âgée que de 21 ans, accouche de son troisième et dernier enfant, Auguste. Cette nouvelle naissance doit être une réelle joie pour elle, enfin autorisée à être une mère à part entière. Mais ce fugace bonheur ne durera pas : sa fille Françoise décède à l’âge de 5 ans le 23 juillet 1870, chez ses grands-parents maternels.
Et alors qu’elle est en plein deuil, l’Empire français de Napoléon III déclare la guerre au royaume de Prusse. Elle ne durera que 6 mois, fera près de 140 000 morts coté français et sera remportée par la Prusse. La France perdra à cette occasion l’Alsace et une partie de la Lorraine, Napoléon III abdiquera pour laisser la place à la IIIe république. Durant le conflit, Cormeilles n’est pas épargnée. Envahie par les prussiens en septembre 1870, la ville est pillée à deux reprises et ses habitants se voient dépouillés d’environ 110 000 à 150 000 francs. La famille Jollet, qui ne vit que sur le maigre salaire de Pierre, passe par des moments très difficiles.

Les dernières cartouches – Alphonse de Neuville – 1873
Pierre et Sophie resteront à Cormeilles encore 4 années avant de déménager à une vingtaines de kilomètres plus loin, à Sarcelles, dans la rue de Paris qu’ils ne quitteront plus.

Le petit Auguste devient un homme et se fait employé des chemins de fer, mais il ne fera a priori pas la fierté de ses parents. En 1894, il épouse une jeune femme de 21 ans, Louise Dejardin. Leur union verra naître un petit André l’année suivante, mais se soldera rapidement par un divorce : En 1901, Auguste est de retour chez ses parents et il est sans emploi. 3 ans plus tard, il devient père à nouveau, d’une petite Hélène. Mais même s’il déclare cette naissance, il n’épouse pas pour autant Berthe, sa nouvelle compagne. D’ailleurs, ils ne vivent même pas sous le même toit. En 1907, le même scénario se reproduit, avec l’arrivée d’une petite Marcelle au domicile de sa mère.

Le bonheur des parents – Jean-Eugène Buland – 1903
En 1910, Sophie perd son mari Pierre, qui décède après 43 ans de mariage. A-t-il fini par savoir pour Arsène ? Nous ne le saurons jamais… La jeune veuve ne se retrouve pas seule pour autant. Son fils, toujours sans emploi, revient vivre avec elle, accompagné de sa première fille Hélène, tandis que la seconde Marcelle reste avec sa mère à Paris.
4 ans plus tard, la grande guerre éclate. Si Auguste, à 46 ans, est trop âgé pour être mobilisé, ce n’est pas le cas de son fils André. Incorporé à la fin du mois de décembre 1914, il sera tué seulement 6 mois plus tard à Verdun, quelques semaines avant de fêter ses 20 ans. Ses cousins Auguste et Henri, dont il ignore l’existence, ont eux aussi été déployés à Verdun à la même période. Et bien qu’ils ne fassent pas partie du même régiment, peut-être se sont-ils croisés un jour sous les bombes, sans même savoir qu’ils appartenaient à la même famille…

Soldats français à l’assaut sortant de leur tranchée pendant la bataille de Verdun – 1916.
Auguste, qui vit toujours chez sa mère, suit son fils dans la tombe en 1918 alors qu’il entrait dans sa 50e année. Il aura vécu aux crochets de Sophie une grande partie de sa vie. Berthe, son ancienne compagne, emménage alors avec son ex-belle-mère avec ses deux filles avant de décéder à son tour, laissant la charge des enfants à leur grand-mère.
Hélène deviendra mécanicienne et épousera Marcellin Bacque, vendeur aux Galeries Lafayettes en 1926. Quant à Marcelle, elle sera emballeuse à l’usine de chaussures Dressoir à Paris, et se mariera en 1929 avec Maurice Vandendriessche.
Jusqu’à la fin de sa vie, Sophie ne restera jamais seule. En 1931, son arrière-petite-fille Denise, la fille d’Hélène, vit encore avec elle.

Sophie et Denise sur le recensement de Sarcelles en 1931 – 9M898 – AD Val d’Oise
Sophie décède en 1939, à l’âge de 92 ans. Elle aura dû prématurément enterrer son premier enfant sans jamais avoir pu vivre avec elle, abandonner le second sans savoir ce qu’il était devenu, et entretenir toute sa vie le troisième avant de l’enterrer à son tour… Sa vie de maman aura vraiment été très compliquée.

Acte de décès de Sophie – Archives municipales de Sarcelles
A-t-elle souvent pensé à Arsène ? Elle n’aura jamais su que le nourrisson qu’elle avait abandonné était devenu un homme. Qu’il avait vécu toute sa vie à Montluçon où il avait épousé la jolie Léontine. Qu’il se sera installé dans une rue de Paris, comme elle. Qu’il aura prénommé l’un de ses fils Auguste, comme elle. Qu’il était mort une année avant elle, entouré de sa famille. Que malgré un début de vie difficile, il avait sûrement été heureux. Et que des trois enfants qu’elle a eu, c’est finalement celui qui s’en est le mieux sorti.


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