Benvenuto Danda nait le 17 septembre 1862 à Chiampo, une commune située dans la vallée du même nom, dans la province de Vicenza, en Vénétie. Ses habitants vivent essentiellement de l’agriculture, de l’exploitation de carrières de marbre et, depuis la fin de la seconde guerre mondiale, du tannage de la peau un peu plus loin dans la vallée.

Chiampo sur la carte d’Italie – Framacarte
Il est le dernier d’une fratrie de 5 enfants au moins, mise au monde par sa maman Lucia entre 1845 et 1862 : Teresa, Marco, Candido, Antonio et enfin Benvenuto.
Dans sa jeunesse il apprend le métier de cordonnier auprès de son père Domizio et de son grand-père Marco. Si Candido et Antonio sont devenus tailleurs de pierre et travaillent dans les carrières de marbre de la vallée, ce n’est pas le cas de Marco qui s’est lui aussi destiné au métier de cordonnier. Mais Chiampo a beau être un gros bourg de près de 4000 habitants, ils n’ont pas pour autant besoin d’un cordonnier de plus. Et puisque Benvenuto est arrivé le dernier, c’est à lui de s’effacer pour laisser la place à ses aînés. Il quitte donc rapidement sa famille et sa commune pour tenter sa chance ailleurs.

Et son idée de l’ailleurs n’est pas toute proche, mais de l’autre côté de l’Atlantique… A Montevideo, en Uruguay.
Il n’a jamais quitté les limites de son village, sait à peine lire et écrire, ne parle pas un mot d’espagnol et il y a fort à parier qu’il n’avait jamais entendu parler de ce pays avant. Sait-il seulement le situer sur une carte ? Peu importe. On lui promet du travail et un très bon salaire, on lui fait miroiter une vie meilleure et bien plus facile qu’en Italie… Alors sans hésitation il fait son baluchon et se lance sur la route de l’inconnu. Si la date exacte de son départ n’est pas connue, il est très probable que ce soit autour de 1885.

De Chiampo à Montévideo – Framacarte
Sa première étape est déjà tout un voyage, puisqu’il lui faut rallier le port de Genova, situé à plus de 300 kilomètres de Chiampo. Une fois arrivé, il ne lui reste plus qu’à attendre le bateau en contemplant la mer méditerranée pour la première fois.

Départ d’un bateau Genova-Montevideo en 1881, avec escales à Barcelone et Gibraltar – Gazzetta provinciale di Bergamo
En cette fin de XIXe siècle, les navires fonctionnent encore à la vapeur, et le voyage est très long et très inconfortable. Ce n’est évidemment pas en première classe, ni même en seconde, que le petit cordonnier s’installe. Seule la troisième classe, située dans l’entrepont, est à la portée de sa maigre bourse. On s’y installe comme on peut, dans une grande promiscuité et des conditions d’hygiène déplorables, sans que le jour ne parvienne vraiment jusque là. Les maladies et épidémies se répandent à vitesse grand V, et on ne peut que prier pour ne pas faire partie de ceux qui meurent pendant le voyage et dont les corps sont jetés à la mer après une brève cérémonie.

Les conditions de vie sur ces bateaux sont très éprouvantes mais tous tiennent bon grâce à l’idée qu’une fois arrivés, le plus dur sera derrière eux. Ce qui est tout de même rarement le cas.
Benvenuto fait malgré tout partie des chanceux puisque c’est sain et sauf qu’il met pied à terre, un mois après son départ de Genova, sur la toute petite île de Flores. Ce caillou de 31 hectares est tout proche du port de Montevideo, la capitale de l’Uruguay, et c’est par lui que tous les immigrants doivent passer avant de pouvoir officiellement entrer dans le pays. Une quarantaine qui peut aller jusqu’à 40 jours est en effet imposée aux nouveaux arrivants afin de protéger les habitants des éventuelles maladies qu’ils pourraient apporter et Benvenuto ne pourra pas y couper. On trouve sur l’îlot un hôpital, un dortoir, un réfectoire, mais aussi un four crématoire et un cimetière pour incinérer et ensevelir ceux qui ont succombé après leur arrivée.


L’île de Flores – Archivo Nacional de la imagen y la palabra del sodre
L’attente est difficile, il n’y a rien à faire, on tourne vite en rond, surtout après avoir passé tant de temps confiné en mer, mais près de 3 mois après son départ de Chiampo, Benvenuto finit enfin par poser le pied dans le port de Montevideo.
Le pays manque d’ouvriers spécialisés, et son expérience de cordonnier lui permet facilement de se faire embaucher dans une usine de chaussures. Peut-être est-ce à la société Alparagas, qui fabrique des espadrilles à Montevideo depuis peu, qu’il est employé ? Ou bien à la Nacional de Marexiano hermanos, implantée en ville depuis 1860 et employant quelques centaines d’ouvriers ?

L’usine de chaussures la Nacional – Biblioteca nacional de Uruguay
Contrairement au Brésil, il est possible de s’enrichir assez facilement en Uruguay, si, évidemment, on a l’esprit d’entreprise, qu’on est prêt à travailler dur et à épargner le moindre peso. Mais ce n’est pas vraiment le cas de Benvenuto et en plus, sa vallée et ses montagnes lui manquent beaucoup. Il ne restera finalement que quelques années en Amérique du Sud, sans réussir à gagner beaucoup d’argent, en fait à peine de quoi s’offrir un billet pour rentrer au pays.

A son retour, il s’installe à Crespadoro, une bourgade de 2000 habitants situé à quelques kilomètres de sa paroisse d’origine, et il y reprend son métier de cordonnier.
La commune voisine se nomme Altissimo et parmi ses hameaux se trouve Molino. Nichées sur les hauteurs du village, ses maisons sont regroupées le long d’une petite rivière qui serpente dans la vallée. C’est ici que vit celle qui deviendra sa femme, Emilia Vernovi.

Le père de la future épouse se prénomme Noè et ne connait rien de ses origines. Il est né le 22 juin 1833 à Trento, une ville d’environ 50 000 habitants située dans la vallée de l’Adige qui fait alors partie de l’Empire austro-hongrois. Il est abandonné le jour même par ses parents dont on ne saura rien, et est recueilli par les ecclésiastiques du Dumo di Trento, la cathédrale de la ville. Il y est baptisé avant d’entreprendre son premier grand voyage alors qu’il n’est âgé que de 5 jours.

L’attestation de baptême de Noè – Archivio di stato di Verona
A Trento, il n’existe encore aucune infrastructure pour s’occuper de ces enfants abandonnés, mais la ville a des accords avec celle de Verona, qui fait partie du royaume lombardo-vénitien sous domination autrichienne. Les enfants trouvés à Trento sont donc rapidement envoyés à Verona, à près de 100 kilomètres de là, où les attend un orphelinat et un réseau de nourrices pour prendre soin d’eux. Noè arrive le 27 juin 1833 à la « casa degli esposti » (la maison des exposés), l’orphelinat de Verona. Une fois récupéré par le personnel, il est enregistré, vacciné contre la variole qui fait des ravages, et le peu qu’il porte sur lui est répertorié : deux langes, deux chemises, une couverture, un document de voyage l’autorisant à passer la frontière et son acte de baptême. Il ne restera que quelques jours à l’orphelinat, le but des autorités étant de placer les enfants dans des familles nourricières qui prendront soin d’eux jusqu’à leurs 15 ans environ, contre rémunération bien évidemment.
9 jours après son arrivée à Verona, il est mis en nourrice dans la famille Zanetti à Castagnè, un hameau de la commune de Mezzane di Sotto situé à 16 kilomètres de la grande ville. Il y passera les deux premières années de sa vie avant de changer en 1835 pour être placé dans la famille Zerbato, à Altissimo. Il y restera jusqu’à ses 16 ans.

La fiche de suivi de Noè à l’orphelinat de Verona – Archivio di Stato di Verona
Nous le retrouvons 20 ans plus tard, toujours à Altissimo. L’adolescent est devenu un homme et a appris le métier de maçon. Le 25 novembre 1869, il épouse Cristina Bittarello, une jeune femme de 12 ans sa cadette qui vit à Molino avec ses parents, Giovanni et Lugrezia, et son frère ainé Luigi.
Après la noce, le jeune couple s’installe à Molino et leur mariage verra naître 4 enfants dont deux seulement atteindront l’âge adulte : Emilia, née en 1874, et son petit frère Massimiliano, né en 1880. Mais Cristina ne verra pas grandir ses petits : elle décède seulement deux mois avant de fêter son quarantième anniversaire.

Acte de naissance d’Emilia – Archives municipales d’Altissimo
Noé se retrouve donc seul avec ses deux enfants âgés de 10 et 4 ans. Contrairement à la majorité des jeunes veufs de son époque, il ne se remarie pas. Et c’est à Emilia que revient alors la lourde charge de s’occuper de la maison et de son cadet. Heureusement, elle n’est pas seule pour porter son fardeau. Son oncle Luigi et sa femme Antonia ainsi que quelques voisins sont là pour aider cette petite fille aux épaules encore trop fragiles pour assumer seule le quotidien.

Ragazza che prega – Roberto Ferruzzi – 1870
Les années passent, les enfants grandissent. Massimiliano devient agriculteur, tandis qu’Emilia apprend le métier de couturière. La petite orpheline devient une jeune femme et elle n’a pas encore 20 ans qu’on la presse déjà de se marier. Il faut dire que cela devient urgent : elle porte un enfant, et cela commence à se voir. Le père est-il son futur mari ou celui-ci accepte-t-il simplement d’endosser une paternité qui n’est pas la sienne ? Nous ne le saurons jamais, d’autant plus que la trace de l’enfant se perd juste après sa naissance.
Qu’il soit ou non le père biologique du bébé, l’homme qu’on choisit pour épouser Emilia est donc Benvenuto Danda. Il est plus âgé qu’elle de 22 ans, n’est pas vraiment séduisant, et n’est pas réputé pour se tuer à la tâche. La jeune femme ne semble pas vraiment convaincue mais les noces sont néanmoins célébrées le 14 janvier 1894, 5 jours seulement avant la venue au monde du petit Rizzieri.

Extrait du dossier des pièces jointes au mariage de Benvenuto et Emilia – Registro b678.5 – Altissimo – Antenati

Les signatures de Benvenuto et Emilia sur leur acte de mariage – Archives municipales d’Altissimo
8 autres enfants naitront entre 1897 et 1913, dont 3 qui décèderont en bas-âge. Seuls Aladino, Adèle, Silvio, Dante et Rosa atteindront l’âge adulte. Leur mère aura enchainé les grossesses pendant presque 20 ans, tout en s’occupant de la maison, des petits, et en continuant de travailler comme couturière.
Car réussir à faire vivre la famille n’est pas simple. Benvenuto s’absente régulièrement de la maison pour aller travailler dans les grosses fermes des environs. Il peut y passer plusieurs jours, à raccommoder et rapiécer toutes les chaussures du foyer dans lequel il s’est installé. En guise de salaire c’est rarement de l’argent qu’il reçoit et il est surtout payé en nourriture : un peu de viande, des légumes, des fruits, des oeufs… Mais sur place, il est nourri et logé, alors dès qu’il le peut il emmène avec lui l’un de ses enfants qu’il fait passer pour son apprenti et qui pourra manger à sa faim pour quelques jours.

Dal calzolaio – Antonio Rotta- 1895
Il néanmoins très difficile de nourrir autant de bouches. Malgré le travail de Benvenuto et celui d’Emilia, malgré l’aide de l’oncle Massimiliano resté célibataire, il n’est pas rare pour les enfants de devoir sauter des repas. Alors comme toutes les familles pauvres, les Danda placent leurs petits dans des fermes dès qu’ils sont en âge de travailler, généralement vers 10 ans.
C’est ainsi que mon arrière-grand-père Silvio, né en 1902, est envoyé dans une ferme des environs à 9 ans. Il y est nourri et dort dans une grange près des animaux dont il s’occupe. Ce n’est encore qu’un enfant et sa famille lui manque alors il rentre à la maison les dimanches après-midi, sa seule demi-journée de repos. Ce qui déplait à son père, obligé de le nourrir à ce moment-là…

Agriculteurs près de Belluno
En 1915, la guerre éclate, et le front de la bataille de l’Isonzo n’est qu’à quelques kilomètres d’Altissimo. Les combats n’atteindrons heureusement jamais le village, mais la famille voit passer de nombreux convois de blessés, ou de morts. Aladino, à 18 ans, est mobilisé. Incorporé au 256e régiment d’infanterie, il est envoyé combattre dans les tranchées du mont Zebio, à une soixantaine de kilomètres de chez lui. Il y passera deux mois avant de se déplacer vers l’actuelle frontière avec la Slovénie, sur le front de l’Isonzo. Il reviendra heureusement sain et sauf.

Extrait de la fiche matricule d’Aladino – Archivio di Stato di Vicenza
Silvio lui n’a que 13 ans au début du conflit. Trop jeune pour combattre, il se rend néanmoins utile en travaillant comme manutentionnaire pour amener vivres et équipements près du front.
En 1918 la guerre se termine enfin, mais la vie de la famille ne s’améliore pas pour autant, et l’arrivée du régime fasciste n’arrange pas les choses. Alors les enfants Danda, comme nombre de leurs compatriotes, choisissent l’exil, et la France comme point de chute. C’est tout d’abord Adele qui ouvre la voie. Avec son mari Giuseppe elle s’installe à Knutange, en Moselle. Aladino, Silvio, Dante et Rosa la rejoignent en 1923. Benvenuto et Emilia se retrouvent alors seuls, pourtant leur vie s’améliore avec l’envoi régulier d’argent depuis la France. Mais la crise qui débute en 1929 force trois des enfants à rentrer au pays.

Adele et Giuseppe, propriétaires d’un commerce à Knutange qui a déposé le bilan, s’installent définitivement à Valdagno, à 10 kilomètres d’Altissimo. Ils y auront 4 enfants. Aladino, qui était parti seul en France, rentre dans son village natal où il retrouve Maria, la femme qu’il avait épousé avant de partir et qui lui donnera 3 filles. A la mort de son épouse il s’installera chez l’une d’entre-elles, restée célibataire et propriétaire d’une mercerie. Dante retourne lui aussi à Altissimo et épouse une autre Maria, native d’un village voisin. Ensemble ils tenteront à nouveau leur chance en France après la seconde guerre mondiale et ouvriront un café-restaurant à Notre Dame de l’Osier, en Isère, où ils finiront leurs jours.

L’hôtel Caillat à Notre Dame de l’Osier qui deviendra l’hôtel Danda dans les années 50
Seul Silvio, qui avait épousé Maria Diana Di Benedetto en 1931 reste en Lorraine malgré les difficultés. Rosa et son époux Raymond quittent la Lorraine pour la région grenobloise qu’ils ne quitteront plus. C’est chez eux que Maria Diana et ses filles s’installeront pour quelques mois pendant la guerre.
Benvenuto, qui aura vécu le traumatisme de la première guerre mondiale, ne verra pas la seconde débuter : il décède en juillet 1939, à l’âge de 77 ans. Emilia ne reste pas seule pour autant dans la petite maison familiale puisque son fils Aladino et sa famille s’y installent alors avec elle.

Acte de décès de Benvenuto – Archives municipales d’Altissimo
Si la guerre ne provoquera pas de dégâts à Altissimo, ce n’est pas le cas de la fuite des allemands après leur défaite, qui passent par le village en avril 1945 pour tenter de rentrer dans leur pays. Plusieurs d’entre-eux sont faits prisonniers ou tués par les altissimensi. D’autres n’hésitent pas à piller et à capturer des otages pour se protéger des représailles. Emilia en fait partie. Forcée à 71 ans à marcher à vive allure dans la montagne, la neige, le froid, c’est à bout de forces qu’elle est libérée par les soldats allemands après plusieurs dizaine de kilomètres. Elle ne s’en remettra jamais et s’éteint 4 ans plus tard, le 29 décembre 1949.

Emilia et Benvenuto – Années 30 ?


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