De nos jours, la forêt est visitée par des chasseurs, des promeneurs, des cueilleurs de champignons mais, une fois la nuit tombée, tout ce petit monde rentre chez soi et les bois redeviennent, pour quelques heures, le royaume des animaux. Il n’en a pourtant pas été toujours ainsi…

La forêt – François Boucher – 1740 – Musée du Louvre
Les habitants de la forêt
Depuis la nuit des temps des hommes vivent de et dans la forêt. Il faut dire que jusqu’à la révolution industrielle au XIXe siècle, le bois est une matière première essentielle à la vie humaine. On le brûle pour se chauffer et cuisiner. On utilise ses cendres pour fabriquer du verre ou du savon. On le débite en planches pour construire sa maison, son toit, ses meubles. On s’en sert pour fabriquer des outils. La Marine royale en use et abuse pour construire ses bateaux. C’est donc toute une économie qui dépend du bois et par extension de la forêt.
Ils sont nombreux à en vivre. Certains ne sont que de passage : les marchands de fagots récoltent du bois mort, les éleveurs amènent leurs animaux se nourrir de racines et de glands, les herboristes cueillent des herbes médicinales, les pelliers chassent le petit gibier pour récupérer et vendre leurs peaux, les vanniers récupèrent des tiges pour fabriquer leurs paniers, sans oublier les cueilleurs de champignons, les apiculteurs à la recherche de miel et de cire et tant d’autres encore. Si tout ce petit monde investit la forêt de jour, tous rentrent néanmoins au village la nuit.
Pour d’autres en revanche, la forêt n’est pas uniquement leur lieu de travail mais aussi de vie. On les appelle les forestiers. Ce sont principalement les bûcherons, qui coupent les troncs, les charbonniers qui brûlent des bûches pour en faire du charbon, les scieurs de long, qui transforment les troncs en longues planches. Mais aussi les sabotiers, les cercliers qui fabriquent les cercles qui entoureront les tonneaux, ainsi que les transporteurs, qui charrient et transportent le bois, transformé ou non, dans et hors de la forêt.

La forêt et le bûcheron – Jean Baptiste Ouvry – XVIIIe siècle – BNF
Parmi tous ces corps de métier se trouve celui de fendeur de bois. Comme la grande majorité des autres forestiers, c’est en famille qu’il vit et travaille dans la forêt, transmettant son savoir-faire de père en fils, de génération en génération.

Le fendeur de bois – Gallica
La vie difficile des forestiers
L’une de ces familles porte le nom de Lamoureux et le premier d’entre-eux se prénomme Claude. Il nait autour de 1610 dans l’actuel département de l’Allier, en Auvergne, mais son lieu de naissance exact et le nom de ses parents resteront inconnus, même s’il est plus que probable qu’ils étaient eux aussi des fendeurs.
Les arbres ne poussant pas particulièrement rapidement, les forestiers n’ont pas d’autre choix que de mener une vie de nomade, allant de bois en bois, de forêt en forêt, même s’ils tendent de plus en plus à se sédentariser au fil des siècles . Alors forcément les pister n’est pas une mince affaire.

Bois et forêts du Bourbonnais – 1669 – Gallica
Nous rencontrons Claude pour la première fois à l’occasion de son mariage avec Gabrielle Lallemand dans la toute petite commune de Saint Pourçain sur Bresbe, au sud de Moulins dans l’actuel département de l’Allier en Auvergne. Si nous ne savons rien non plus des origines de la jeune femme, il est néanmoins fort possible qu’elle fasse elle aussi partie de la grande famille des forestiers. Car pour supporter de vivre dans la forêt, il faut y être né. Bien sûr, il existe toujours quelques citadins épris de liberté qui sautent le pas pour épouser le nomadisme mais ils sont rares. D’abord parce qu’on se marie pratiquement toujours dans son milieu social ou sa corporation. Mais aussi et surtout parce que la vie est dure en forêt. Puisqu’on est amené à déménager souvent, l’habitat est simple et léger, des petites huttes faites de bois et de terre. L’intérieur est tout aussi dépouillé : quelques paillasses pour dormir, un banal coffre pour ranger le peu qu’on possède, un coin pour ranger les outils, un autre pour la nourriture… Et c’est tout. Si l’ombre des arbres est la bienvenue en été, les hivers sont en revanche difficiles, froids et humides. De plus les nuits ne sont pas vraiment sûres : les loups ne manquent pas, tout comme les brigands qui veillent pour détrousser le voyageur égaré… La vie dans la forêt n’est définitivement pas faite pour tout le monde.

Acte de mariage de Claude Lamoureux et Gabrielle Lallemand – 257E-DEPOT GG 3 – Saint-Pourçain-sur-Bresbe – AD de l’Allier
« Le 16 septembre aussi an 1640 se sont mariés Claude Lamoureux et Gabrielle Lallemand… »
Entre leur mariage en 1640 et la dernière trace qu’ils laissent dans les registres en 1680, les Lamoureux déménagent de nombreuses fois et c’est au moins 5 enfants que Gabrielle met au monde dans les différentes loges construites par son mari.

Quelques uns des villages habités par la famille Lamoureux en 40 ans – Carte de Cassini – Géoportail
L’un d’entre eux se prénomme Michel et nait à Thionne le 1e octobre 1656. Tout comme son père, il devient fendeur de bois. En 1680 il épouse Jeanne Ridet, fille d’un fendeur, et née elle aussi dans la forêt.

Acte de mariage de Michel Lamoureux et Jeanne Ridet – 1680 – 26E-DEPOT GG 8 – Besson – AD de l’Allier
Les fendeurs de bois
Contrairement au scieur de long qui utilise une scie pour transformer des troncs en planches, le fendeur de bois n’utilise qu’une hache, un maillet et un départoir (sorte de ciseau à lame droite très tranchante) pour fendre le bois en de longues lattes d’environ 7 mm d’épaisseur. Les rondins utilisés, principalement de chêne ou de châtaignier, doivent être bien droits et comporter le moins de nœuds possibles pour assurer une bonne solidité des lattes.

Les outils du fendeur – Illustrations des exploitations des bois – B.L. Prevost – 1764
Dès le premier coup, le fendeur doit savoir trouver le bon angle pour suivre le fil du bois et débiter de belles lattes bien droites. Il frappe vite et fort plusieurs fois de suite en guidant sa lame qui s’enfonce petit à petit dans son rondin, tout en veillant bien à garder les 7 mm d’épaisseur réglementaires. Fendre ainsi le bois nécessite un savoir-faire qui ne s’acquière qu’après un long apprentissage et beaucoup de pratique.

La découpe du bois par le fendeur – Illustrations de Des exploitations des bois – B.L. Prevost – 1764
Les lattes seront ensuite utilisées comme support de couverture de toit, comme plancher ou formeront des tonneaux qui seront ensuite entourés de cercles de bois fabriqués par les cercliers.

Les travailleurs de la forêt – Illustrations de Des exploitations des bois – B.L. Prevost – 1764
A l’instar des autres forestiers, Michel et Jeanne déménagent régulièrement mais déjà moins souvent que leurs aînés. Après leur mariage, ils s’installent dans la forêt de Messarges qui se partage notamment entre les paroisses d’Autry-Issards et de Meillers et travaillent pour l’abbaye du même nom située au cœur des bois. C’est ici que naissent leurs 3 premiers enfants entre 1683 et 1688.
Ils quittent ensuite pour un temps cette forêt pour s’installer quelques années sur les proches communes de Tronget et Gipçy, où deux enfants viennent encore agrandir la famille. 10 ans plus tard, la forêt de Messarges a eu le temps de se régénérer et les Lamoureux sont alors embauchés à nouveau par l’abbaye, au sein de laquelle un cinquième bébé voit le jour.

La forêt de Messarges avec l’abbaye en son centre – 1665 – Gallica
Ils y restent finalement peu de temps et font pour la dernière fois leurs bagages pour s’installer, définitivement cette fois, dans la forêt de Lespinasse qui dépend du village de Louroux-Hodement. Cette forêt plus que millénaire s’étend sur pas moins de 5 km2 et est constituée essentiellement de chênes et de charmes. Elle existait déjà dans l’Antiquité, citée dans la guerre des Gaules de Jules César, et est toujours là aujourd’hui.

Louroux-Hodement et la forêt de Lespinasse sur la carte de Cassini – Gallica
C’est ici que 4 petits Lamoureux de plus naissent entre 1701 et 1707, dont une paire de faux jumeaux.
Sur les 10 enfants qu’aura eu le couple, un seul, l’ainé, décède en bas-âge et même les jumeaux arriveront jusqu’à l’âge adulte, fait extrêmement rare en ce début de XVIIIe siècle. La vie en plein air semble donc produire des bambins solides, bien plus que ceux des campagnes alentour. Ils grandissent pourtant dans des conditions plus que précaires.
Vivre dans le dénuement
Les logements sont généralement construits dans des clairières, si possible à courte distance d’un ruisseau qui sera le seul et unique pourvoyeur de l’eau nécessaire à la cuisine et à l’hygiène des familles. Les repas ne sont pas vraiment variés. L’espace disponible pour la culture est évidemment réduit mais ses habitants se débrouillent néanmoins pour cultiver quelques légumes, surtout des pommes de terre. Le reste, c’est la forêt qui le fournit, essentiellement des châtaignes, des champignons et des fruits sauvages. Les œufs, le pain et d’autres produits de consommation sont quant à eux achetés ou échangés au village le plus proche.

La viande est en revanche rarement présente sur la table. Les forestiers n’élèvent pas d’animaux, n’ayant pas vraiment la place pour le faire, et la chasse est le domaine réservé de la noblesse. Mais les nomades connaissent le moindre recoin de leurs forêts. Il n’est donc pas difficile pour eux de s’adonner au braconnage, avec la complicité des villageois qui y trouvent leur compte en échangeant services ou produits contre le fruit des braconniers. Les autorités n’y peuvent pas grand chose alors elles laissent faire, tant que cela reste raisonnable évidemment.

La liberté du braconnier – Charles Benazech – Fin XVIIIe siècle – Galerie Nationale de Finlande
Car si le pouvoir en place sait se faire respecter dans le pays, si le seigneur du coin est le propriétaire légitime de ses terres, ce n’est pourtant plus lui qui règne une fois passée la frontière des premiers arbres. Peu importe à qui appartient la forêt en réalité : celle-ci est le royaume des forestiers et les lois qui régissent la vie des sujets du Roi n’y ont pas vraiment cours. C’est sûrement cette liberté si précieuse qui encourage les nomades à refuser une vie qui pourrait pourtant être plus facile et plus confortable.

Les bûcherons – Théodore Richard – 1832 – Musée des Augustins
Alors sans surprise, les 6 garçons de Michel et Jeanne deviennent à leur tour des fendeurs après des années d’apprentissage auprès de leur père, et c’est avec un fendeur que convole la seule des 3 filles à se marier.

Acte de baptême de Jean Lamoureux – 12E-DEPOT GG 8 – Autry-Issards – AD de l’Allier
« Ce jourd’hui 22e jour de février 1699 a été baptisé par moi soussigné Jean fils de Michel Lamoureux fendeur demeurant en l’abbaye de Messarges et de Jeanne Babutte son épouse… » (erreur sur le nom de la mère, Jeanne Babut était la grand-mère)
Après plusieurs décennies de dur labeur, Michel passe donc le relai à ses enfants. Il décède autour de 1730, tandis que Jeanne lui survit jusqu’en 1737 à l’âge plus qu’honorable de 78 ans et autant d’années passées dans l’inconfort de la forêt.

Acte de sépulture de Jeanne Ridet – GG 2 – Louroux-Hodement – AD de l’Allier
« Aujourd’hui 23 juin 1737 a été inhumée dans le cimetière de cette paroisse Jeanne Ridet âgée d’environ 70 ans veuve de Michel Lamoureux, où nous l’avons portée avec toutes les cérémonies ordinaires en présence de Geoffroy, Jean, Pierre, Georges et François Lamoureux ses enfants… »
Parmi les 10 enfants mis au monde par Jeanne se trouve Jean, sixième de la fratrie, né en 1699 au coeur la forêt de Messarges. Il épouse en 1721 la jeune Suzanne Marchandon, qui vient tout juste de fêter ses 16 ans. Mais à l’inverse de ses ancêtres, oncles et cousins, ce n’est pas dans la grande famille des forestiers que Jean choisit son épouse puisque celle-ci est une sédentaire, fille d’un tailleur d’habits.

Le tailleur d’habits – Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers – Diderot et d’Alembert – XVIIIe s.
Le début de la sédentarisation
Contrairement à ce qu’on pourrait croire, les relations entre les habitants de la forêt et ceux des villages ne sont pas mauvaises. Si les premiers sont souvent considérés comme des marginaux n’obéissant qu’à leurs propres lois et qui partagent leur territoire avec les bêtes sauvages, ils sont plutôt bien considérés par les seconds, après une courte période de méfiance bien naturelle. Il faut dire que les forestiers n’hésitent pas à participer à l’économie locale, à rendre divers services aux villageois, parfois à la frontière de la légalité, et à offrir l’hospitalité aux pauvres diables qui s’égarent régulièrement dans la forêt.
L’union de deux familles natives de ces deux mondes parallèles mais complémentaires n’est donc pas impossible mais reste marginale. Les questions d’argent et de patrimoine, principales motivations dans l’arrangement de la plupart des mariages de l’époque, ne rentrent pas en considération dans le cas du forestier qui n’a rien à offrir à son futur conjoint. C’est donc plutôt du coté de l’inclination réciproque ou de l’envie d’une certaine liberté qu’il faut rechercher les raisons qui poussent une jeune femme comme Suzanne à s’unir à un fendeur de bois, et de partir vivre avec lui au sein de la forêt en laissant derrière elle tout ce qu’elle connait.

Acte de mariage de Jean Lamoureux et Suzanne Marchandon – 2MI EC 76 1 – Cosne d’Allier – AD de l’Allier
Cette union marque néanmoins une accélération de la sédentarisation des Lamoureux initiée par Michel : Jean et Suzanne s’installent en effet définitivement dans la forêt de Lespinasse. Les liens avec les membres de la famille Marchandon ne seront de plus jamais rompus, puisqu’ils sont régulièrement nommés comme parrains et marraines de la très nombreuse progéniture du couple.
Car ce ne sont pas moins de 12 enfants qui naissent au cœur de la forêt entre 1722 et 1744, dont encore une paire de faux jumeaux, même s’ils ne sont que 6 à arriver à l’âge adulte. Suzanne aura donc enchainé les grossesses de ses 16 à ses 39 ans, le tout dans un inconfort et un dénuement auxquels elle n’avait jamais été habituée, et elle y aura en plus survécu !

Acte de baptême d’Anne Lamoureux – 2MI EC 162 1 – Louroux-Hodement – AD de l’Allier
Si la famille a décidé de rester dans la forêt de Lespinasse, celle-ci ne se régénère pour autant pas plus rapidement que les autres. Mais sa grande superficie suffit vraisemblablement à donner du travail à Jean de manière durable et lui permet de transmettre son savoir-faire à ses 4 fils, comme l’avaient fait son père et son grand-père en leur temps, perpétuant ainsi la tradition pour une nouvelle génération.

Quant aux filles, elles quitteront toutes les deux définitivement le monde de la forêt pour épouser respectivement un tailleur d’habits et un laboureur. Anne, l’épouse du tailleur Joseph Auroy, deviendra par la suite la grand-mère de Marie Auroy, la rosière qui épousa un grognard.
Jean quitte ce monde en 1744, à 45 ans, au cœur de la forêt dans laquelle il aura vécu une grande partie de sa vie. Sa veuve se remarie quelques années plus tard, toujours avec un fendeur de bois, et s’éteint à son tour en 1779, à 74 ans.

Mare à l’orée d’une forêt – Narcisse Diaz de la Pena – XIXe siècle – Musée du Louvre
Sources : Le peuple de la forêt, Sébastien Jahan / Emmanuel Dion – Le monde retrouvé de Louis François Pinagot, Alain Corbin – Quand nos ancêtres partaient pour l’aventure, Jean Louis Beaucarnot

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