Première partie : Les Galbert (1)

Les guerres d’Italie
Au XVIe siècle, il n’existe pas encore d’armée de métier comme aujourd’hui, et encore moins de service militaire. Lorsque le Roi (ou le Dauphin) décide d’entrer en guerre, ou qu’ils doit défendre le pays contre une attaque extérieure, il n’a pas d’autre choix que d’enrôler ses sujets (qui n’ont évidemment pas leur mot à dire). Le monarque convoque alors le ban, ses vassaux directs, composé de grands seigneurs et nobles de premier rang (barons, comtes, etc), puis si besoin, l’arrière-ban, soit les vassaux de ses vassaux (nobles et chevaliers moins puissants, moins importants). Ayant juré fidélité à leurs suzerains, tous doivent répondre présents à la convocation qui leur est faite, et emmener avec eux leurs gens de guerre, souvent peu expérimentés et très mal équipés.

Une convocation au ban et à l’arrière-ban de 1557 – Gallica
Les Galbert sont des gens importants dans le Grésivaudan, mais pas au point de faire partie des vassaux directs du Dauphin. Ils sont donc au service de nobles plus puissants, peut-être les Alleman, une des familles les plus illustres de la région ? Oui bien les Terrail, dont est issu le chevalier Bayard, sans peur et sans reproche ?
Dans tous les cas, lorsque le Dauphin les convoque à l’arrière-ban du 31 mars 1512, le jeune Ennemond, son frère Michel et son beau-frère Didier de Genton n’ont pas d’autre choix que d’obéir et de quitter leurs terres pour le suivre sur le chemin de la guerre.

Détail de la tenture « David et Bethsabée » – XVIe s. – Musée de la Renaissance
Le Roi Louis XII a en effet besoin d’eux de l’autre côté de la frontière où ses troupes, menées par le Duc de Nemours Gaston de Foix et son lieutenant Bayard, se battent depuis quelques années déjà. Alors les Galbert, les Genton, et nombre d’autres gentilshommes du Grésivaudan et leurs hommes se mettent en route, à pied ou à cheval, sans savoir s’ils reverront les leurs un jour. Après avoir traversé les Alpes, probablement par le col du Mont-Cenis, il leur faut encore marcher sur plusieurs centaines de kilomètres à travers la plaine du Pô pour rejoindre le reste de l’armée du Roi qui les attend à Ravenne.
Mais après un long et éprouvant voyage qui aura duré près de 10 jours et plus de 600 kilomètres parcourus, il est hors de question pour eux de se reposer.
Le 11 avril tous se rangent sur le champs de bataille. La France alliée au Duché de Ferrare d’un côté, soit 23 000 hommes, contre les 16 000 soldats de l’Espagne et des Etats du Pape de l’autre. Ennemond est à la tête de sa brigade, composée des chevaliers du Grésivaudan et de leurs soldats. Les combats durent 8 heures et la France en sort victorieuse, mais les pertes sont importantes. 9000 morts du coté espagnol, 4000 du côté français, dont le le Duc de Nemours. Les Galbert s’en sortent miraculeusement indemnes, mais Didier de Genton perd une main dans les affrontements.

La bataille de Ravenne – H. W. Koch: Illustrierte Geschichte der Kriegszüge im Mittelalter
«Monsieur, si le roi a gagné la bataille, je vous jure que les pauvres gentilshommes l’ont bien perdue; car, ainsi que nous donnions la chasse, M. de Nemours vint trouver quelques gens de pied qui se ralliaient, et voulut donner dedans; mais le gentil prince se trouva si mal accompagné, qu’il y fut tué, dont toutes les déplaisances et deuils qui furent jamais faits ne fut pareil que celui qu’on a démené et qu’on démène encore en notre camp; car il semble que nous ayons perdu la bataille.» Le chevalier Bayard, dans une lettre à son oncle 3 jours après la bataille.
L’ennemi reprend toutefois rapidement l’avantage et deux mois plus tard, les français sont repoussés de l’autre coté de la frontière. Les Galbert rentrent chez eux, mais pas pour longtemps.
L’année suivante, ils sont de nouveau convoqués, en renfort du commandant des armées Louis II de la Trémoille, chargé de défendre la Bourgogne et Dijon contre une invasion anglo-germanique. On ne sait exactement à quelles batailles ils ont participé, ni combien de temps ils sont restés mais encore une fois, Ennemond et Michel finissent par rentrer sains et saufs au pays.

Détail d’une tapisserie représentant le siège de Dijon en 1513 – Musée des Beaux-Arts de Dijon
Les années suivantes sont plus douces pour Ennemond qui n’est pas appelé à servir lors de la cinquième guerre d’Italie. Mais le seigneur de Montbonnot ne reste pas inactif pour autant : il a toujours son fief à administrer et son fils ainé à former.
Michel, en revanche, reste avant tout un soldat. Il est choisi pour intégrer la prestigieuse compagnie des 100 lances de Bayard, une armée d’élite connue pour sa discipline et son efficacité, commandée par le chevalier sans peur et sans reproche. Chaque « lance » est un groupe de soldats dirigé par un chevalier et comprend un homme d’armes, un page, deux archers ou arbalétriers, et un coutilier (muni d’une arme courte). A ce titre, Michel combattra avec Bayard sur de nombreux champs de bataille, dont probablement Marignan en 1515 et jusqu’à la fin de cette guerre en 1516.

François Ier armé chevalier par Bayard à la bataille de Marignan – Louis Ducis – 1817 – Château Royal de Blois
Mais la paix ne dure jamais longtemps et une sixième guerre éclate en 1521 sous le règne de François 1e, et Michel repart se battre en Italie sous le commandement de Bayard. Mais les français sont loin de briller et, en 1524, ils doivent une nouvelle fois quitter à la hâte le territoire qu’ils tentaient de conquérir. Le chevalier Bayard n’en reviendra pas vivant. Il décède le 30 avril d’un coup d’escopette dans le dos (un fusil porté en bandoulière de la forme d’une arquebuse) à Rovasenda, et est pleuré aussi bien par ses alliés que par ses ennemis. Sa mort due à une arme à feu moderne marque la fin de l’ère de la chevalerie. Michel, encore une fois, s’en sort vivant, mais la guerre n’est pas terminée.

La mort du chevalier Bayard – B. West – 1772 – Royal collection Trust
L’armée française manque d’hommes et convoque à nouveau les arrières-bans au mois de juin. Cette fois, Ennemond n’y échappe pas, tout comme son fils aîné, le 2e Ennemond, qui vient tout juste de fêter ses 20 ans et n’a donc vraisemblablement pas encore été adoubé chevalier. Les Galbert ainsi que tous les convoqués du Grésivaudan rejoignent le Roi et le reste de l’armée à Valence avant de rallier Marseille assiégée par l’ennemi. Ils en sortent victorieux et délogent leurs adversaires de la ville.
François Ier décide alors d’en profiter pour lancer une contre-offensive en Italie et part à marche forcée avec ses hommes à travers les Alpes. Ils rejoignent Milan et prennent la ville fin octobre avant de marcher sur Pavie, un peu plus au sud. Là, ils se retranchent dans leur campement, tout comme leurs adversaires, le Saint Empire romain germanique et le royaume d’Espagne. Durant trois semaines, tous se regardent en chien de faïence. Mais le moral n’est pas au beau fixe. L’hiver arrive, il fait très froid et les grands seigneurs doivent aller se chauffer à la cuisine du Roi. Les petits chevaliers comme les Galbert n’ont pas le droit à un tel privilège et ont malheureusement peu de moyens pour combattre le froid. Et comme si cela ne suffisait pas, la solde n’est plus versée aux soldats, alors ils sont plusieurs milliers à déserter, surtout des mercenaires suisses. Pourtant, pour les français, le pire est encore à venir.
Dans la nuit du 23 au 24 février, l’ennemi réussit à s’introduire dans le camp français. Pris par surprise, ces derniers tentent de se défendre au mieux et de contre-attaquer, en vain. Le Roi est capturé, et environ 10 000 de ses soldats sont tués. Michel fait partie de ceux qui ne reviendront jamais et repose depuis aux portes de Pavie.

La bataille de Pavie – R. Heller – Nationalmuseum Stockholm
Les deux Ennemond, eux, en réchappent, et rentrent le cœur lourd à Montbonnot. Ils ne seront plus jamais convoqués aux arrières-bans.
Il faut dire que depuis le début de son règne, François Ier avait tenté de professionnaliser son armée. Cette catastrophique bataille de Pavie et l’emprisonnement du Roi accélèrent ce processus, une armée structurée et entrainée devenant clairement indispensable. De plus, l’artillerie moderne commence à se développer et demande des troupes spécialisées. Les nobles et leurs gens peu entrainés ont donc de moins en moins d’utilité sur les champs de bataille. Dans le même temps, le pouvoir se centralise de plus en plus et les officiers royaux grappillent peu à peu les responsabilités des seigneurs locaux. Le système féodal commence lentement mais sûrement à s’éteindre, ce qui oblige la noblesse à s’adapter et à se réinventer pour maintenir son influence au niveau local et national.
Les plus riches achètent de prestigieuses charges dans l’administration ou l’armée royale. Les plus puissants tentent de se rapprocher du Roi en se positionnant à la cour. Mais pour les petits seigneurs comme les Galbert, rien de tout ça n’est accessible. Pour continuer à peser dans la vie locale, il leur faut trouver de nouveaux alliés, mais aussi se concentrer sur leurs terres. En fait, ils doivent commencer à penser en propriétaires terriens et non plus en seigneurs : le temps de la chevalerie est définitivement révolu.

La vallée du Grésivaudan vue depuis le château Bayard – XIXe siècle
Ennemond II de Galbert, seigneur aux multiples fiefs
Pour Ennemond fils, faire un beau mariage est donc indispensable s’il veut continuer à jouir des mêmes privilèges que ses ancêtres. En 1539 il épouse Jeanne de Commiers, sœur de Guigonne, l’épouse de Claude de Galbert (l’oncle d’Ennemond). La jeune femme est originaire du Versoud, une commune située sur la rive gauche du Grésivaudan à quelques kilomètres de Montbonnot à vol d’oiseau. Et elle est l’une des descendantes d’une des plus anciennes familles du Dauphiné.
Dans le trousseau de la mariée, on retrouve sûrement des robes, du linge et des bijoux. Mais il se trouve aussi le fief de La Pierre, sur la rive gauche, et surtout celui d’Etapes, au Versoud, possédé par les Commiers depuis le début du XIIIe siècle. Jeanne en avait hérité avec sa sœur Guigonne après la mort de leur père, mais Guigonne et son mari étant décédés prématurément, c’est avec les deux fils de ces derniers qu’elle partage maintenant la propriété d’Etapes. Et, les droits et les titres seigneuriaux pouvant être transmis par mariage, Ennemond devient le jour de la noce le nouveau seigneur d’Etapes et de la Pierre. C’est lui désormais qui administrera ces nouveaux fiefs.

La famille de Commiers dans l’Armorial du Dauphiné
Quelques mois plus tard, il se voit dans l’obligation de fournir le dénombrement de ses biens et de ceux de ses neveux dans la paroisse du Versoud au vibailli du Grésivaudan, afin de s’acquitter du règlement de la rente (l’impôt) auquel il est soumis. On apprend à cette occasion que le fief d’Etapes comprend une maison forte, un moulin, ainsi que des bois, des vignes et des champs de froment, d’avoine et d’orge. Il semble donc que ce mariage avec une Commiers ait été assez avantageux pour Ennemond…

La maison forte d’Etapes telle qu’elle semblait être à l’époque d’Ennemond de Galbert
Leur union sera féconde et Jeanne mettra au monde 6 enfants, quatre garçons et deux filles. Philippe, l’ainé, héritera des fiefs acquis et à venir de son père et perpétuera la lignée des Galbert, tandis que ses trois frères entreront au service du Roi comme officiers et ne se marieront pas.
Jeanne n’aura malheureusement pas la chance de voir son ainé se marier ni de rencontrer ses petits enfants : Elle décède dans les années 1550, laissant Ennemond seul pour gérer sa famille, mais évidemment pas pour longtemps. Il se remarie en 1557 avec Marguerite de Commiers, la cousine germaine de sa première épouse, renforçant encore un peu plus les liens entre sa famille et celle de ses illustres voisins.
Et tout comme sa cousine avant elle, c’est un joli cadeau de mariage que Marguerite offre à Ennemond en l’épousant : le fief et le château de Vors (aujourd’hui château de Miribel), situé sur la paroisse de Villard-Bonnot, voisine du Versoud. Le voilà maintenant seigneur de Montbonnot, de la Pierre, d’Etapes et de Vors, et son influence s’étend largement sur les deux rives de l’Isère.
Son père, le premier Ennemond, n’assistera malheureusement pas à la réussite de son fils. Lui qui avait survécu aux grandes batailles de Ravenne et de Pavie s’est éteint peu de temps auparavant, rejoignant ses ancêtres dans l’église de Saint Martin de Miséré.

Le château de Vors au début du XXe s., dont l’aspect a bien changé depuis l’époque des Commiers.
Marguerite ne donnera que des filles à son mari, dont mon ancêtre Marguerite de Galbert, mais celui-ci ayant déjà un fils ainé prêt à reprendre le flambeau, cela n’a pas vraiment d’importance.
Les guerres de religion
Depuis sa participation à la sanglante bataille de Pavie en 1525, Ennemond n’avait plus vraiment eu à reprendre les armes et se contentait tranquillement de gérer ses domaines et sa famille. Mais 5 ans après son union avec Marguerite, le massacre d’une cinquantaine de protestants à Wassy en Lorraine entraine la France dans une série de guerres civiles, connues sous le nom de guerres de religion. Elles s’étendront à tout le royaume jusque dans la verte vallée du Grésivaudan. Ennemond, qui ne semble pas abandonner la foi catholique, va avoir fort à faire pour protéger ses terres.

Le massacre de Wassy – Fin XVIe s. – F. Hogenberg
Le mouvement de la Réforme (ou protestantisme) initié par Martin Luther en Allemagne en 1517 s’était répandu rapidement en France dès le début des années 1520. De très nombreux nobles s’étaient alors convertis dans tout le pays à partir de 1555, ce qui finit bien évidemment par entrainer de grandes tensions avec les catholiques et l’Eglise.
En mars 1562, une assemblée protestante se tient à l’intérieur de la ville de Wassy, ce qui est totalement interdit, le culte protestant n’étant alors autorisé qu’à l’extérieur des villes. Le seigneur des lieux et fervent catholique, le Duc de Guise, envoie ses troupes pour déloger les calvinistes. L’opération dégénère, une cinquantaine de protestants sont tués, dont des femmes et des enfants et plus de 150 sont blessés : les guerres de religions ont commencé. Elles seront au nombre de 8 et dureront 36 ans, avec en point d’orgue le massacre de la Saint Barthélémy en 1572 durant lequel entre 10 000 et 30 000 protestants seront tués à travers la France. Henri IV y mettra fin en 1598 avec la promulgation de l’Edit de Nantes qui autorisera les réformés à pratiquer leur culte librement.

Le massacre de la Saint Barthélémy – François Dubois – Fin XVIe s. – Musée cantonal des Beaux-Arts de Lausanne
Dans le Dauphiné aussi, ils sont nombreux à embrasser le protestantisme. L’un des plus célèbres des convertis du Grésivaudan est François de Beaumont, Baron des Adrets, de la paroisse du même nom située entre La Pierre et Vors, deux des fiefs d’Ennemond. A la suite du massacre de Wassy, il prend la tête d’une armée de 8000 hommes avec laquelle il se lance dans une campagne dévastatrice dans la province, pillant et détruisant tout sur son passage, surtout des églises. Réputé pour son extrême violence et sa cruauté, il prend et met à sac Grenoble, obligeant les soldats catholiques à sauter eux-mêmes dans le vide depuis les remparts. Le prieuré de Saint-Martin-de-Miséré, au sein duquel les Galbert reposaient en paix depuis des générations, n’échappe pas au Baron qui le saccage, l’incendie et n’en laisse que des ruines fumantes après son départ. Les tombeaux des seigneurs de Montbonnot n’ont pas résisté.

François de Beaumont, Baron des Adrets – coll. V. Perrot
Le règne de terreur du baron des Adrets ne dure pas longtemps. Dès 1563, ses alliés commencent à l’abandonner, effarés par ses exactions. Il finit par changer de camp et retourne au catholicisme, mais les guerres ne sont pas terminées et le Grésivaudan sera durement touché lors des nombreux passages des troupes des deux factions. Pillages, saccages, incendies, et par extension famines et épidémies, tout cela sera le lot quotidien des habitants de la vallée durant plusieurs décennies.
Les Galbert ne seront bien entendus pas épargnés, même si leur position est bien plus enviable que celle des petits paysans qui les entourent. Mais Ennemond ne verra jamais la fin de ces guerres et décède dans les années 1570 pendant que son beau pays est mis à sac par les pillards et que ses amis s’entretuent pour une histoire de religion. Le noble chevalier aura connu les champs de bataille avant de voir ses privilèges s’amoindrir devant la centralisation du pouvoir royal, mais aura su rebondir en se transformant en propriétaire terrien avisé. Il laisse à son fils Philippe des fiefs de belle importance à qui il appartient maintenant de faire prospérer malgré les nombreuses difficultés…

Les fiefs de la famille De Galbert à la mort d’Ennemond – Le bailliage du Grésivaudan et Trièves – 1619 – Gallica
Quant à mon ancêtre Marguerite, elle épouse en 1577 Claude Morel, seigneur d’Hauterive, dont le fief se trouve à Chapareillan, plus au nord sur la rive droite. Elle lui donnera 3 filles et décède en 1625, cinq ans avant que sa fille Diane ne soit emportée par la terrible épidémie de peste qui ravagea la vallée en 1630.

Sépulture de Marguerite de Galbert – 1625 – 9NUM2/AC075/1 – Chapareillan – AD de l’Isère
« … A été ensepulturée Marguerite de Galbert veuve de noble Claude Morel seigneur d’Hauterive… »
Sources : Le Grésivaudan au Moyen-Age, H. Tardy – Chroniques du Grésivaudan, M. Fakhoury – Bulletin de l’académie delphinale, 1933 – L’Armorial du Dauphiné, G. Rivoire de la Bâtie


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