L’article paru en 1889 sur l’accident qui coûta la vie à Catherine Bernad dans le journal Le Salut m’a particulièrement touchée. Avec force détails, le journaliste relate les derniers instants de cette pauvre femme que la vie semble ne pas avoir épargné. J’étais alors bien décidée à en savoir plus sur l’infortunée qui finit sous un train.
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L’accident
Le 23 juillet 1889, Catherine Bernad, une vieille dame de 82 ans, quitte à pied son domicile situé à Fa, dans l’Aude. Bien que sourde, pratiquement aveugle, ou en tout cas fortement myope, et atteinte d’une déformation de la colonne vertébrale, elle n’hésite pas à parcourir les quelques trois kilomètres qui la séparent d’une des chapelleries de la région installée au bord du fleuve, afin d’amener le déjeuner à quelques ouvriers du village qui y travaillent. Ce n’est pas la première fois qu’elle emprunte ce chemin. Pourtant, ce jour-là, elle semble se tromper de route et se retrouve sur la voie de chemin de fer qui longe l’Aude. Elle se retrouve soudain face à un train qui, jusque alors caché par un virage, ne peut s’arrêter à temps. La pauvre femme, percutée de plein fouet, passe sous les roues du train et son corps est coupé en deux en une fraction de seconde, de l’épaule gauche à la hanche droite. Les autorités dépêchées sur place ne peuvent que constater le décès, impuissantes face à cette tragédie. Une horrible mort pour une malheureuse infirme dont la vie n’avait déjà pas été un long fleuve tranquille…

Carte routière du Département de l’Aude – 1850 – Gallica
La vie de Catherine
Catherine Bernad naît à Fa, un tout petit village de la haute vallée de l’Aude, en 1807. Elle est l’aînée d’une fratrie de 9 enfants élevés par des parents agriculteurs, Rose et Gabriel.

Acte de naissance de Catherine Bernad – AD de l’Aude
On ne sait si les diverses infirmités dont elle souffre à la fin de sa vie sont déjà présentes à sa naissance, mais cela est fort possible. Au début du XIXe siècle, les maladies telles que la rougeole et la poliomyélite mais aussi le rachitisme, conséquence d’une carence en vitamine D, font des ravages dans les familles rurales. La rubéole, alors confondue avec la rougeole ou la scarlatine, et contractée pendant la grossesse puis transmise au fœtus, entraine par exemple de graves malformations : lésions au cerveau, surdité, cécité, anomalies cardiaques, retard de croissance physique et mentale, etc.

Réclame pour un dispositif correcteur de surdité – Le Messager du midi – 21/03/1890 – Gallica
Cela pourrait expliquer pourquoi, à une époque où les femmes ne sont souvent que destinées à se marier et à enfanter, Catherine restera désespérément célibataire, ne sera jamais indépendante et restera à la charge de sa famille jusqu’à la fin de sa vie. Mais dans son malheur, elle a finalement beaucoup de chance. A son époque, les femmes célibataires et/ou handicapées sont fortement marginalisées, rejetées par les leurs qui les considèrent comme des bouches inutiles à nourrir et survivent de façon très précaire. Heureusement pour la jeune femme, sa famille ne l’abandonnera jamais.

Les années passant, Catherine se résigne de plus en plus à l’idée de ne jamais fonder une famille. Mais contre toute attente, elle tombe enceinte tardivement en 1845. Nous ne connaîtrons jamais le nom du père et il est évidemment impossible de savoir si l’enfant est issu d’une relation consentie ou non. Toujours est-il qu’à 38 ans, elle découvre miraculeusement les joies de la maternité en mettant au monde sa petite Pauline. La mère et la fille ne se quitteront jamais. Gabriel, décédé déjà depuis plusieurs années, ne rencontrera pas sa petite-fille.

Acte de naissance de Pauline Bernad – AD de l’Aude
Catherine vit dans la maison de ses parents depuis sa naissance. Tous ses frères et sœurs sont partis depuis longtemps pour fonder leurs propres familles, à l’exception de Jean, le fils cadet. Après son mariage, il installe son épouse auprès de sa mère, de sa sœur et de sa nièce. Le couple n’aura malheureusement qu’un seul enfant qui décèdera en bas âge. Et lorsque Rose s’éteint à son tour, c’est tout naturellement Jean qui prend la tête de la famille dans laquelle Catherine et sa fille gardent toute leur place.

Contrairement à sa maman, Pauline n’a aucune difficulté à se trouver des prétendants et se mariera deux fois. La première avec un jeune chapelier qui décèdera alors qu’ils allaient fêter leur premier anniversaire de mariage. La seconde avec André Sauzède, un cultivateur du pays. Le couple s’installe alors tout près de chez Jean et Catherine quitte le foyer de son frère pour s’installer dans celui des jeunes mariés. Pauline donnera à son mari à deux enfants, Anne et Ferdinand.

Les familles Bernad et Sauzède sur le recensement de Fa de 1876 – AD de l’Aude
Quelle joie doit ressentir Catherine, qui, dans sa jeunesse, n’imaginait sûrement pas avoir la chance de devenir mère un jour, et qui se retrouve maintenant deux fois grand-mère ! Mais le bonheur de la famille ne durera pas longtemps. Moins d’un an après avoir donné naissance à son fils, Pauline s’éteint à seulement 36 ans. Et un malheur n’arrivant jamais seul, le petit Ferdinand la rejoint dans la tombe 4 mois plus tard. Anne n’est alors âgée que de 5 ans, et a grand besoin de sa grand-mère pour surmonter cette épreuve. L’inverse est sûrement encore plus vrai : Catherine n’avait jamais été séparée de sa fille depuis qu’elle l’avait mise au monde. Pourtant, la grand-mère et sa petite-fille n’ont plus beaucoup de temps à passer ensemble.

Acte de décès de Pauline Bernad – AD de l’Aude
Le dernier jour de Catherine
8 ans plus tard arrive donc ce jour funeste du 23 juillet 1889. Cela fait maintenant 11 ans que le chemin de fer est arrivé dans la région, transformant l’industrie du chapeau présente depuis plus d’un siècle dans les environs. Les petits ateliers disparaissent au profit d’une petite dizaine d’usines installées sur les bords de l’Aude, qui facilite le lavage de la laine tout en étant une source d’énergie bon marché. Le train permet alors d’acheminer facilement certaines matières premières et d’exporter les chapeaux audois dans le monde entier.

Mais le chemin de fer de l’époque est loin d’être aussi sécurisé qu’aujourd’hui. Si les passages à niveau sont déjà protégés par des barrières, ce n’est pas le cas des abords de la voie, et il est aisé de s’y engager. Il est pourtant difficile de comprendre comment Catherine a pu se tromper. Pour se rendre à la chapellerie de Campagne, elle a le choix entre prendre la route qui la fait passer par Espéraza, ce qui n’est pas le plus court, ou couper à travers champs par les petits chemins qu’elle connait par cœur et qu’elle arpente depuis pas loin d’un siècle, ce qui semble plus logique. Mais dans ce cas, la voie ferrée coupant sa route vers le fleuve, cela signifierait que c’est à un passage à niveau qu’elle aurait tourné à droite ou à gauche pour marcher sur la voie, au lieu de continuer tout droit. De plus, sa très mauvaise vue ne peut tout de même pas l’empêcher de sentir sous ses pieds la différence entre un chemin de terre et des rails de chemin de fer, ou au moins les abords caillouteux de ceux-ci… Et on peut donc raisonnablement se demander si cette erreur en est bien une.

Le Salut – 26/07/1889 – Gallica
Alors cet accident en est-il vraiment un, survenu à une dame âgée qui commence un peu à perdre la tête ? A-t-elle sciemment pris cette voie comme raccourci, sans se douter du danger qu’elle encourrait ? Ou bien est-ce le coup de folie d’une vieille femme marchant délibérément vers la mort, fatiguée par la vie, percluse de douleurs, et à qui sa fille manque cruellement ?


Acte de décès de Catherine Bernad – AD de l’Aude
La vérité ne sera jamais connue. Il ne reste juste qu’à espérer que sa fin ait été rapide et indolore. Et que depuis, Catherine repose en paix auprès de sa famille, libre de tout handicap et de toute souffrance.



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