Comme pour la plupart d’entre nous, mes ancêtres sont principalement des paysans qui n’ont que rarement quitté les limites de leurs villages. Alors quand mes recherches m’ont menées dans les rues du Versailles du roi Soleil, j’ai été ravie de découvrir un monde nouveau et bien différent de celui de mes aïeux de la campagne.
Je vous emmène ?

La construction de Versailles
Lorsqu’en 1661 le jeune Louis XIV décide de transformer le pavillon de chasse de son père en palais royal, Versailles n’est qu’un petit village de 400 habitants entouré de marécages insalubres.
« Versailles, lieu ingrat, triste, sans vue, sans bois, sans eaux, sans terre, parce que tout est sable mouvant et marécage, sans air, par conséquent qui n’est pas bon »
Saint-Simon, Mémoires

Le Roi Soleil s’entoure des meilleurs pour réaliser son grand projet. L’architecte Louis Le Vau, à qui l’on doit notamment le château de Vaux-le-Vicomte, dessine les plans des bâtiments, tandis que le paysagiste André Le Nôtre restaure les jardins. Ces travaux d’envergure demandant une main d’oeuvre considérable, de nombreux ouvriers se pressent alors à Versailles. Tous ces gens ont évidemment besoin de se loger, de se nourrir, de se divertir, de se vêtir, de s’approvisionner en outils, matériaux… Ils entrainent donc à leur suite un bon nombre d’artisans et de commerçants en tout genre, tous faisant rapidement croître la population du petit village qui est alors détruit pour faire place à la ville nouvelle. Pour Louis XIV il est néanmoins hors de question que celle-ci s’étende de manière anarchique.
La perspective depuis le château ne doit en aucun cas être barrée ou obstruée. Les rues doivent être symétriques, les bâtiments construits de manière harmonieuse (pas plus d’un étage, façades de brique et de pierre, toits couverts d’ardoise). La saleté et le manque d’hygiène qui caractérisent déjà Paris à cette époque n’ont bien évidemment pas leur place dans cette nouvelle ville censée représenter la magnificence du Roi. Les rues sont donc pavées, un réseau d’égouts souterrain est créé, l’alimentation en eau potable est assurée par de nombreux puits et fontaines publiques. Dans le même temps, les marais insalubres sont asséchés. Bien entendu, ce genre de travaux d’envergure ne se fait pas en un jour et durant plusieurs décennies, la ville ressemblera à un vaste chantier à ciel ouvert.

Pierre Frichot, marchand mercier
Parmi les premières personnes à s’installer à Versailles au début des travaux se trouve Pierre Frichot. Le jeune homme de 30 ans environ est originaire de Goupillières, un petit village à une trentaine de kilomètres de là. Ses parents, Roland et Geneviève, sont des laboureurs assez aisés. Ce n’est néanmoins pas cette voie que Pierre choisira, ou qui sera plus vraisemblablement choisie pour lui : Il deviendra marchand mercier, un métier bien différent de celui de ses parents. Les merciers font partie des six grands corps de métiers des marchands avec les drapiers, les épiciers, les fourreurs, les bonnetiers et les orfèvres, mais contrairement à ces derniers ils ne fabriquent rien. Ce sont de purs commerçants, qui achètent puis revendent les produits d’autres artisans. Dans son Encyclopédie (1751), Denis Diderot les traite de «marchands de tout, faiseurs de rien », tandis que Savary des Brûlons les décrit ainsi dans son Dictionnaire universel du commerce (1723) : «Ce Corps est considéré comme le plus noble et le plus excellent de tous de les Corps des Marchands, d’autant que ceux qui le composent ne travaillent point et ne font aucun ouvrage de la main, si ce n’est pour enjoliver les choses qui se sont déjà faites et fabriquées ».
Cette profession est très réglementée et contrôlée. Pour y entrer, il faut déjà être français. L’aspirant mercier commence par un apprentissage de 3 ans chez un Maître Mercier, que Pierre fera à Montfort l’Amaury, à 15 kilomètres au sud de Goupillières, à l’âge de 15 ans environ. Cela coûte dans les 500 livres, une sacrée somme pour l’époque, même si le Maître s’engage, entre autres, à le loger, le nourrir, le blanchir et le chauffer. A l’issue de cet apprentissage commence le compagnonnage : 3 années de plus à servir un ou plusieurs marchands merciers en qualité de « garçon », et durant lesquels le jeune homme s’engage à rester célibataire. Enfin, il faut, pour pouvoir exercer, s’acquitter des droits s’élevant à plus d’un millier de livres.

Ce sont donc entre 1500 et 2000 livres que les familles doivent débourser pour leur enfant, ce que les simples paysans et autres journaliers ne peuvent faire. Ils ne gagnent en effet que 200 livres en moyenne par an, somme qui suffit rarement à ne serait-ce que nourrir une famille souvent nombreuse, la loger, et la chauffer. Pour toutes ces petites gens, économiser est une chose absolument impossible. Mais Roland et Geneviève Frichot n’appartiennent définitivement pas à cette catégorie. Car ce n’est pas seulement Pierre qu’ils envoient apprendre le métier de marchand mercier mais aussi deux autres de leurs fils, Jean et Noël, ce qui leur coûtera en tout pas loin de 6000 livres, soit 30 ans de salaire pour un pauvre journalier.
Roland et Geneviève Frichot, laboureurs
Au XVIIe en région parisienne, le terme de laboureur désigne un statut bien précis et assez élevé dans la hiérarchie d’un village. Ce sont de gros exploitants qui possèdent une bonne cinquantaine d’hectares et qui font travailler un grand nombre d’ouvriers et artisans en tout genre. C’est vers eux que l’on se tourne lorsqu’on veut louer du matériel de labour qu’on ne peut s’offrir. Leur domaine de compétence ne s’arrête pas pour autant au travail de la terre : Ils sont aussi marchands, entrepreneurs et, à l’occasion, n’hésitent pas à prêter de l’argent… avec intérêts bien sûr. Il est important pour eux de réussir à s’élever un peu plus dans la société, c’est pourquoi ils encouragent généralement leurs fils à faire des études.
On comprend donc aisément comment les Frichot ont pu financer les études de leurs fils, et la raison pour laquelle ils les ont orientés vers le commerce.

La vie de famille
Si durant ses 3 années passées au service de commerçants, Pierre a été forcé au célibat, il n’attends pas longtemps après son installation à Versailles pour se marier. Ce n’est néanmoins pas là qu’il va chercher sa nouvelle épouse mais à Jumeauville, une paroisse proche de Goupillières. L’heureuse élue se nomme Françoise Delacour, et c’est malheureusement tout ce que nous saurons sur elle. Les noces sont célébrées le premier août 1662 en l’église Saint Pierre de Jumeauville avant que le couple n’emménage ensemble à Versailles. Moins d’un an plus tard nait leur première enfant, qui décède malheureusement quelques jours après avoir fêté son premier anniversaire.

Le mariage de Pierre Frichot et Françoise Delacour – AD des Yvelines – 118E dépôt 10
Le 20 décembre 1665, Françoise met au monde un petit garçon nommé François. Il sera suivi par Jacques, Marie, Catherine, Pierre, Françoise, et enfin Nicolas et Jeanne, des jumeaux. Malheureusement sur ces sept enfants seuls trois atteindront l’âge adulte : Marie, Catherine, et le fils aîné François. Car même dans les milieux privilégiés, même dans une ville neuve et plutôt propre, la mortalité infantile reste très élevée. Le Roi lui-même, pourtant entouré des meilleurs médecins de son siècle, verra cinq de ses six enfants nés à la même période mourir en bas-âge.

La visite à la nourrice – Jean Honoré Frangonnard – 1775
L’ancrage dans la bourgeoisie
Même si les Frichot n’atteindront bien sûr jamais le niveau de fortune de Louis XIV, ils sont loin d’être à plaindre. Car depuis son arrivée à Versailles, le jeune marchand mercier a fait bien du chemin et fait maintenant partie de la bourgeoisie. La ville a beaucoup changé depuis le début des travaux et deux quartiers sont sortis de terre en face du château : celui de Saint-Louis sur le site de l’ancien village, et celui de Notre Dame, construit en premier, et dans lequel se trouve un grand marché.

Plan de la ville et chasteau de Versailles – 1685 – Gallica
En 1671, le Roi Soleil publie un décret qui autorise quiconque à acquérir gratuitement une parcelle de terrain de la nouvelle ville à deux conditions : payer une taxe symbolique de 5 sols (0,25 livres) par arpent de terre (1 arpent = 58,47 m) tous les ans, et construire une maison sur cette parcelle respectant les modèles établis pour la ville. Cette mesure qui vise à attirer les nobles et les commerçants à Versailles est un vrai succès, et Pierre n’hésite évidemment pas à investir. Il obtient 4 parcelles dans le quartier Notre Dame : Une directement sur la place du marché, les deux autres accolées à l’angle de la place et de la rue de l’Etang. Sur la première, il installe vraisemblablement sa boutique. Il laisse nue la seconde qu’il revend quelques années plus tard. Et enfin il fait construire sur les dernières deux maisons qu’il nomme « La Grande Sirène » et « La Petite Sirène », dans laquelle la famille s’installe.
On pourrait croire que c’est un hommage au célèbre conte d’Andersen mais… celui-ci ne sera écrit que deux siècles plus tard. Alors peut être bien que c’est Andersen qui s’est inspiré de mon ancêtre pour le titre de son œuvre ? Qui sait…

Les biens de Pierre Frichot autour de 1680 – Plan de la ville et chasteau de Versailles – 1685 – Gallica
La pauvre Françoise ne profitera malheureusement pas longtemps de leur nouvel environnement : Elle décède en 1679, un an après son dernier enfant, à 44 ans environ. Pierre se retrouve alors seul avec 6 enfants âgés de 14 à 2 ans, mais pas pour longtemps : il convole une seconde fois un an plus tard. L’heureuse élue se nomme Françoise Robineau, la fille d’un marchand de vins de la ville. Elle donnera à notre marchand mercier 5 enfants entre 1682 et 1687, qui semblent tous décéder en bas-âge. Leur père les suivra rapidement dans la tombe. Il aura tout de même le temps de conduire sa fille Marie à l’autel, en 1687. La toute jeune femme n’a que 16 ans lors de son mariage avec Jacques Roger, un marchand épicier qui lui donnera deux fils.

La signature de Pierre Frichot lors du mariage de sa fille Marie en 1687.
Né fils de laboureur dans un tout petit village, Pierre meurt bien établi en bourgeois respecté de la ville la plus importante du royaume. Aujourd’hui Versailles et ses habitants l’ont oublié depuis longtemps. Pourtant, il existe encore une trace de son passage dans la ville : la Petite Sirène est toujours debout et n’a pas beaucoup changé depuis son élévation au 17e siècle, et sur sa façade se trouve une plaque commémorative qui nous rappelle que c’est bien mon ancêtre qui la fit construire en 1674. En revanche, si une auberge a bien ouvert ses portes à cette adresse, c’était bien après la disparition de Pierre.

Plaque commémorative – Généanet

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