Les Frichot, bourgeois de Versailles (2)

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Reproduction d’une aquarelle de 1674 représentant la petite et la grande sirène – Archives municipales de Versailles – 10 Z 90

A la mort de son père, François, l’aîné des Frichot, est encore mineur (la majorité est alors de 30 ans pour les garçons et 25 ans pour les filles). C’est donc son beau-frère Jacques Roger le marchand épicier qui est nommé tuteur de sa plus jeune sœur Catherine, qu’il marie en 1694 à René Lemeunier, un tailleur d’habits, tandis que lui même s’installe avec sa femme Marie à la Grande Sirène qu’il renomme « Le Sabot » et où il établit sa boutique.

François Frichot, l’héritier

En 1695, François est sur le point de fêter ses 30 ans et il est plus que temps pour lui de convoler à son tour. Le jeune bourgeois est désormais propriétaire de la Petite Sirène. Il est de plus devenu marchand. Mais contrairement à son père, ce n’est pas dans la mercerie qu’il officie, mais dans la «chair cuite» : Il est en effet chaircuitier, profession qui deviendra par la suite charcutier. Le chaircuitier est alors un commerçant qui cuit de la chair de porc (le mot viande n’existe pas encore), qu’il coupe en morceaux et la prépare en saucisses, pâtés, rillettes… afin de la vendre. Il n’est en revanche pas autorisé à vendre de la chair crue, qui est le domaine des bouchers. Néanmoins, étant donné le statut social de François, il ne faut pas l’imaginer en tablier à débiter sa viande sur son billot mais plutôt assis derrière son bureau à diriger ses employés. La boutique de notre chaircuiter se trouve alors au rez de chaussée de la Petite Sirène, et deviendra par la suite l’auberge mentionnée sur la plaque commémorative.

François le marchand bourgeois est un bon parti, qui a sûrement l’embarras du choix. Il jette pourtant son dévolu sur la fille d’un simple cabaretier, ce qui semble être un mariage bien en dessous de sa condition. Car si le père de la jeune femme dispose tout de même d’un joli capital, il ne fait franchement pas parti de la bourgeoisie de la ville. Pouvons-nous en déduire que cette union est simplement motivée par l’amour, à une époque où les mariages d’inclination ne sont pas encore vraiment à la mode ? Cela fait évidemment parti des choses que nous ne saurons jamais, mais ce qui est sûr, c’est que les fortunes des deux familles sont plus ou moins équivalentes, ce n’est donc pas l’argent qui attire François vers Barbe Delacroix.

La famille Delacroix

La jeune femme nait autour de l’année 1669. Son père, Louis, est un cordonnier originaire de Montainville. Sa mère, Françoise Delapierre, est née à Saint-Nom-la-Bretèche. Les registres de ces deux villages étant perdus pour cette période, nous ne pourrons avoir plus de précision. 

La Carte de Cassini – XVIIIe siècle – Gallica

C’est en tout cas à Saint-Nom que la famille réside et que Louis exerce son métier de cordonnier. Il est peu probable que celui-ci ait une véritable boutique : dans ces petits villages, le cordonnier installe son atelier dans sa maison, dans lequel il façonne les chaussures qu’il va ensuite vendre à ses clients de porte en porte. 

Le cordonnier

Le matériau essentiel à son métier est bien sûr le cuir. Celui de Cordoue, qui donna jadis son nom à ce métier (cordouanier/cordonnier), est un cuir de chèvre espagnol de la plus haute qualité, mais qui est de ce fait bien trop cher pour la bourse de Louis et celles de ses clients. Il utilise donc plutôt la basane, ou cuir commun, provenant des peaux de moutons. La qualité est moindre mais c’est bien plus abordable. Sur l’établi de Louis, on retrouve un couteau à pied et un tranchet, qui servent à tailler son ouvrage et à découper le cuir, divers marteaux pour battre le cuir, des tenailles pour retirer les clous, des biseigles, (instrument en buis pour lisser les talons et les semelles), une alène (poinçon servant à percer le cuir), du fil enduit de poix pour coudre, des clous, de la teinture, du cirage. Et aussi un tire-pied qui permet de maintenir l’ouvrage sur le genou pour travailler et une auge de pierre ou de bois dans laquelle le cuir trempe avant d’être battu.

Ce n’est malheureusement pas avec ce métier que Louis fera fortune. Car ses contemporains portent bien plus le sabot que le soulier, et le sabot est du ressort du sabotier. De plus, on ne s’offre qu’une seule paire de chaussures dans une vie, souvent à l’occasion de son mariage. Elle n’est sortie que pour les grandes occasions et sera réparée, raccommodée, rapiécée tout au long de la vie de son propriétaire. Certes, ces petits travaux sont effectués par le cordonnier qui vendra aussi quelques paires de souliers à l’occasion mais cela génère de faibles revenus, à peine suffisant pour faire vivre une famille, et encore en complétant avec un petit jardin et quelques animaux de basse cour. Seuls les artisans évoluant dans le milieu des courtisans et des seigneurs peuvent espérer s’enrichir, à condition tout de même d’avoir obtenu le statut de maître cordonnier, ce qui n’est pas le cas de Louis, qui effectua vraisemblablement son apprentissage auprès de son père.

Il semble donc que les Delacroix n’aient pas une vie des plus roses à Saint-Nom. Et cela s’aggrave subitement avec la mort de Françoise, autour de 1680, alors que les enfants sont encore jeunes. Est-ce cela qui pousse le père de famille à radicalement changer d’environnement pour s’installer à Versailles ? Pense-t-il qu’une grande ville peuplée de nombreux nobles serait plus adaptée à son métier et lui rapporterai plus de clients ? Ou suit-il simplement son frère André et sa sœur Marie qui emménagent en ville la même année ?

Toujours est-il qu’en 1682, Louis, ses 3 enfants sous le bras, arrive dans la ville royale où il s’empresse de se remarier. Sa toute jeune épouse se nomme Jeanne Julien, elle est âgée de 21 ans, et est originaire de Paris qu’elle a quitté un an auparavant. Ensemble, ils ont 2 enfants, Thomas et Jeanne.

Le cabaretier

10 ans plus tard, la situation de la famille a bien changé : Louis a abandonné son métier de cordonnier pour se lancer dans celui de cabaretier. Le cabaret du XVIIe siècle n’a rien à voir avec celui d’aujourd’hui. Point de froufrous ni de paillettes ! C’est un lieu où l’on vend le vin « à l’assiette », c’est à dire accompagné de nourriture, contrairement aux tavernes qui ne peuvent proposer que du vin à emporter. Néanmoins, s’ils peuvent servir à manger, ils ne sont pas autorisés à avoir de cuisiniers, bien qu’ils puissent faire rôtir leur viande eux-mêmes. 

David Teniers, Intérieur de cabaret : la partie de cartes – Musée du Louvre

C’est sur la grande place du marché que Louis installe son commerce, qu’il nomme « Le vert galant », surnom donné jadis au roi Henri IV, et situé seulement à quelques maisons de la Petite Sirène de François Frichot. 

Plan de la ville et chasteau de Versailles – 1685 – Gallica

On peut donc aisément imaginer ce dernier aller prendre quelques repas chez son futur beau-père, être servi par la jolie Barbe et en tomber amoureux… A moins que ce soit la jeune femme qui approvisionne régulièrement le cabaret de son père en mets préparés dans la boutique de son futur époux ? Tout est possible. Toujours est-il que leur mariage est célébré le 15 février 1695 en l’église Notre Dame de Versailles, en présence de Jacques Roger et René Lemeunier, les beaux-frères de François, et de Louis et André Delacroix, le père et l’oncle de Barbe.

Acte de mariage de François et Barbe – 1695 – 4E 3294 – AD des Yvelines

Le contrat de mariage

Qui dit mariage dit contrat de mariage, et à cette époque, même les plus pauvres en signent généralement un, ne serait-ce que pour se mettre d’accord sur la dot. Celle de Barbe est composée en très grande partie de meubles et objets, le tout estimé à 600 livres, ce qui est assez élevé. Cette somme provient « de ce qui appartient à la mariée en propre suite à l’héritage de sa mère et le surplus prouve les gages des services qu’elle a rendu à son père du passé jusqu’à ce jour » (extrait du contrat de mariage). Et le trousseau de la mariée, très bien garni, est détaillé de manière exhaustive par le notaire. C’est pour nous l’occasion rêvée d’entrer dans l’intimité de ces ancêtres décédés depuis plusieurs siècles maintenant… Voilà ce qu’on y trouve :

– Une couche à hauts piliers, garnie de ses paillasse, lit et traversin de coutil (toile faite de chanvre ou de lin) rempli de plumes, une couverture de laine rouge, le couvert dudit lit de serge d’aumale rouge (étoffe légère de laine croisée) contenant deux grands rideaux de bonne grâce et le dossier : 50 livres.

– Un coffre de bois fermant à clef et un coffre bahut aussi fermant à clef, plus deux paires de souliers neufs : 15 livres.

Lit et coffre du XVIIe siècle

– Une table de bois de sapin, un miroir à bordure de bois noirci d’environ un pied de glace, 6 chaises de paille, deux autres tables, un comptoir de bois de chêne : 20 livres.

– 55 livres pesant de vaisselle d’étain, tant sonnant que commun : 33 livres

– Une pelle, une pincette, deux fers à repasser le linge, une cruche, une lèche-frite, un gril, deux poêles à frire, deux réchauds, deux marmites et leurs couvercles, le tout de fer, deux chaudrons, deux poids lourds, une passoire, deux écumoires, une bassinoire de cuivre jaune et rouge (ancêtre de la bouillotte), une platine de cuivre jaune (sorte de plat de service) : 40 livres.

Fer à repasser et bassinoire du XVIIe siècle

– 6 paires de draps de toile de chanvre de deux lés chacun, 4 douzaines de serviettes, une douzaine de nappes aussi de toile de chanvre, une douzaine de chemises à usage de femme, 12 mouchoirs, une douzaine et demi de tabliers de femme, une douzaine et demi de coiffes à cornette, tant unies qu’à dentelle, deux douzaines de mouchoirs de col, 6 paires d’engageantes en dentelle (se portait au bout des manches d’une robe) : 100 livres.

– Un manteau et une jupe de gros à fleurs couleur de noisette, un autre manteau et une jupe d’étamine brune et trois jupes d’étoffe de soie et deux d’autres étoffes, trois tabliers de toile peinte, trois corps de jupe : 150 livres.

Dame de la plus haute qualité – Jean-Dieu de Saint-Jean – 1693 – Château de Versailles. Exemple de costume qui aurait pu être porté par Barbe avec une coiffe à cornette et une paire d’engageantes en dentelle finissant les manches.

– Deux coiffes noires, une écharpe de taffetas noir, deux paires de souliers : 15 livres. 

– Un louis d’or : 177 livres.

Extrait du contrat de mariage de François Frichot et Barbe Delacroix – 1695 – AD des Yvelines

Marly le Roi

Après avoir marié sa fille, Louis convole lui aussi à nouveau en septembre de la même année, pour la troisième et dernière fois. Sa deuxième épouse Jeanne est en effet décédée quelques mois plus tôt, le laissant seul avec ses deux jeunes enfants. Il est donc indispensable pour lui de prendre femme à nouveau. Il jette cette fois son dévolu sur Barbe Miguet, une jeune servante à la petite écurie du Roi de 23 ans sa cadette. Le couple quitte Versailles peu de temps après leur union pour fonder leur nouvelle famille à Marly le Roi et plus particulièrement Port de Marly, sur les bords de la Seine, à quelques kilomètres au nord de Versailles et près de Saint Nom où il avait vécu avec sa première femme.

La Carte de Cassini – XVIIIe siècle – Gallica

Marly le Roi est une sorte de Versailles miniature, où Louis XIV fait construire dans les années 1680 un château dans lequel il pourrait inviter quelques proches et séjourner loin de la pesanteur et de l’étiquette de Versailles. L’activité de Port de Marly, situé sur les bords de la Seine, augmente alors fortement. En cette fin de XVIIe siècle, les routes sont loin d’être toutes pavées et ne sont pas très praticables. Le fleuve est la voie privilégiée pour le transport de marchandises en tout genre et le trafic y est très important. Port Marly compte environ 700 habitants, et tous ou presque vivent de l’activité du fleuve.

Plan des jardins et forest de Marly – 1726 – Gallica

Un cabaretier aurait donc toute sa place dans ce petit hameau mais ce n’est pourtant pas ce métier que Louis choisi de continuer à exercer et préfère revenir à la cordonnerie, un emploi et donc une vie peut être plus paisibles pour cet homme maintenant âgé d’une cinquantaine d’années ?

Son âge, déjà un peu avancé pour l’époque, ne l’empêchera pas donner 3 nouveaux enfants à sa jeune épouse : François, qui ne fêtera pas son premier mois de vie. Nicolas, qui sera tour à tour cordonnier, pêcheur et porteur de grain dans le port de Marly. Et enfin Marie Magdeleine, qui épousera un charron de Marly. Quant à ses autres enfants issu de ses deux premiers mariages, Louis l’aîné fera sa vie à Versailles où il sera cabaretier, puis valet de pied du Duc de Berry et enfin marchand de vin. Il se mariera avec Marie Louise Fleury, une lingère. Marie épousera un cordonnier de Marly, tandis que Thomas et Jeanne disparaissent rapidement de la circulation sans que l’on sache ce qu’ils sont devenus.

Louis s’éteint en 1717, à l’âge plus qu’honorable de 72 ans, après une vie bien remplie : 3 mariages, 8 enfants, 2 métiers et 4 lieux de vie bien différents…

La signature de Louis en 1695 

Une réponse à « Les Frichot, bourgeois de Versailles (2) »

  1. Avatar de Une dynastie de vignerons (2) – Voyages dans le temps

    […] de la dot de la future épouse. Cela n’est pas grand chose. Par comparaison, la dot de Barbe Delacroix vivant sensiblement à la même époque à Versailles, s’élevait alors à environ 600 […]

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