Le mal contagieux
Depuis la première épidémie connue, au VIe siècle, la peste aura fait des millions de morts à travers le monde, toutes périodes confondues. La maladie apparaitra et disparaitra brutalement durant plusieurs siècles sans que l’on puisse comprendre pourquoi. De nombreuses hypothèses sont avancées à toutes les époques pour expliquer l’origine du mal : la conjonction des astres, l’apparition de comètes, l’exhalaison de vapeurs nocives des entrailles de la terre, le châtiment divin de l’humanité pécheresse… Il faudra attendre 1894 pour qu’Alexandre Yersin, un médecin et bactériologique franco-suisse, découvre le rôle déterminant de la puce du rat dans la dissémination de la bactérie Yersinia Pestis et sa transmission à l’homme.

La peste en Normandie du XIVe au XVIIe siècle Edition : Paris : Alexandre Coccoz, 1898
Alors, en attendant cette découverte majeure, on voit fleurir bon nombre de recettes et remèdes censés protéger ou guérir de la peste.
Guérir la peste
Il y a tout d’abord le remède à base d’animaux, dont voici le plus populaire… et peut-être le plus étrange : On prend un poulet, on lui plume le dos et le derrière. On applique le croupion de ce pauvre volatile sur les pustules du malade, jusqu’à ce qu’il développe les premiers symptômes de la peste : ainsi la maladie passe du pestiféré au poulet. On lave ensuite la bête avant de la remettre en place, et ce jusqu’à ce que mort s’ensuive, soit pour l’homme, soit pour la volaille.

BnF, Latin 9333, f. 63
Il existe aussi tout un tas de recettes de potions. Si on est assez riche, on peut boire celle concoctée à bases d’émeraudes pilées, ou de poudre de corne de licorne moulue.
Si l’on n’a pas les moyens, ou qu’on ne trouve pas de licorne, on se contente de boire de l’arsenic ou du mercure. Cette méthode, aussi inefficace que les autres, a tout de même l’avantage de tuer le malade plus vite que la peste et de lui épargner de nombreuses souffrances.
Mais la potion la plus utilisée est « le vinaigre des quatre voleurs », du nom de ses prétendus inventeurs qui la buvaient avant de s’introduire dans les maisons des malades pour les dévaliser tout en étant immunisés. Sa recette est simple : on mélange du cidre ou du vinaigre de vin avec des épices comme le clou de girofle, la sauge, le romarin, etc. Moins chère que l’émeraude pilée, moins rare que la corne de licorne broyée, moins dangereuse que l’arsenic, elle est bien plus facile à préparer mais comme tout le reste, elle n’a évidemment aucun effet sur la maladie.

Recette du vinaigre des quatre voleurs – AD Aude 5Mi367 AC103/1E3
La solution la plus efficace contre l’épidémie reste le confinement et la quarantaine, mis en place dans de nombreuses villes. Mais au Moyen Age ou à l’époque moderne, les gens ne sont pas plus enclins à rester confinés chez eux que nous l’avons été durant le covid. Les riches payent pour fuir la ville dans leurs maisons de campagne, emportant bien sûr le mal dans leurs bagages. Les autres, coincés entre les murailles, continuent pour la plupart à vaquer à leurs occupations comme si de rien n’était, se remplissant les poches de fleurs odorantes pour éloigner l’odeur des corps en décomposition et si possible, la maladie.
Ils sont néanmoins nombreux, ceux qui restent pour tenter d’enrayer l’épidémie et soigner les malades. On reconnaît facilement les médecins, avec leurs longues robes et leurs masques en forme de tête d’oiseau, donc le bec est rempli d’herbes aromatiques afin de les protéger des miasmes de leurs patients. Ils sont spécialisés dans la prise en charge des pestiférés mais ne sont, en règle générale, que des médecins de second ordre ou nouvellement établis et tentant de se faire une réputation. Evidemment, beaucoup sont contaminés et décèdent auprès de leurs patients : aucune de leurs méthodes comme la saignée, l’absorption de potions ou la pose d’onguents ne peut fonctionner contre la maladie. Alors, comme toute la population, il ne leur reste qu’à prier pour que l’épidémie s’éteigne d’elle-même en les épargnant.

Ph. Coll. Archives Larousse
Gaspard Burlet le savoyard
Autour de l’année 1600, Gaspard Burlet épouse Diane Morel dans le bourg de Chapareillan, aujourd’hui situé en Isère dans la vallée du Grésivaudan. Le jeune homme n’est pas natif de cette commune mais d’Entremont-le-Vieux, un petit village à près de 1000m d’altitude en plein cœur du massif de la Chartreuse. Il ne faut qu’un peu plus de 3h de marche pour rallier les deux bourgades. Pourtant, Gaspard n’est pas français : il est en effet né de l’autre côté de la frontière toute proche, dans le Duché de Savoie.
Fief de l’Empire Romain Germanique, le Duché comprend en gros les actuels départements de la Savoie et de la Haute-Savoie ainsi que le Piémont italien et le val d’Aoste. Jusqu’en 1563 sa capitale est Chambéry, mais en raison des différentes incursions et occupations françaises au cours des siècles, celle-ci finit par être établie à Turin pour plus de sécurité. Ce transfert n’est pas vraiment au goût des savoyards vivant sur notre versant des Alpes, qui se sentent délaissés par l’administration qui se préoccupe davantage de ce qui se passe du côté italien. Du reste, ils s’identifient bien plus à leurs voisins français, que ce soit au niveau de la langue, de la culture, ou des traditions. C’est pourquoi nombre d’entre-eux passeront régulièrement la frontière pour s’installer dans le Dauphiné, et qu’ils plébisciteront largement le rattachement des deux Savoie à la France en 1860.

A la frontière entre la Savoie et le Grésivaudan – Sabaudia ducatus – 1629 – Gallica
Les débuts dans le vie de Gaspard, ses parents, ses études, nous sont inconnus. On peut tout de même supposer que la famille Burlet est aisée, puisqu’en France, le jeune homme est devenu notaire royal. C’est une charge dont on hérite ou qui s’achète auprès de la Grande Chancellerie, à Paris. Pour devenir notaire, il faut satisfaire quelques exigences : Etre un homme, bien évidemment, et un enfant légitime. Avoir 25 ans au moins, être réputé de bonnes mœurs, être un bon catholique. Enfin, il faut avoir de bonnes connaissances en droit après avoir exercé comme clerc de notaire et avoir recopié des actes. Le métier de notaire royal n’est donc pas accessible à tout le monde et est réservé aux familles les plus privilégiées.

L’accordée de village – Jean Baptiste Greuze – 1761 – Musée du Louvre
Diane Morel, la jeune noble
Un autre signe de la fortune familiale de Gaspard est le choix de son épouse. Diane Morel est en effet la fille de noble Claude Morel, seigneur d’Hauterive à Chapareillan, et de Marguerite de Galbert, descendante d’une longue lignée de chevaliers natifs de Montbonnot, près de Grenoble.

Nobiliaire du Dauphiné – Guy Allard – 1671
Alors certes, Claude et Marguerite donnent leur fille à un simple bourgeois, néanmoins il est fort à parier que cela n’aurait pas été le cas si le jeune homme avait été sans le sou. Se marier en dessous de sa condition n’est pas rare dans la noblesse du Grésivaudan au XVIIe siècle. Il faut dire qu’ils sont nombreux dans ce territoire frontière surnommé la vallée au cent châteaux, en raison du nombre élevé de châteaux construits au Moyen-Age pour défendre le royaume de France face au Duché de Savoie. Mais la belle époque de la chevalerie est maintenant presque révolue.
Qui dit château dit châtelain, et qui dit châtelain dit noble. Malgré leur nombre élevé, pour la plupart d’entre-eux leur noblesse est maintenant leur seule richesse. Leurs châteaux tendent en effet plus vers la maison forte voire la gentilhommière que vers le palais. Un toit en tuiles, un escalier en pierre de taille, un sol en dalle : seuls quelques détails distinguent leurs demeures de celles de leurs voisins roturiers. Tout comme eux, ils vivent majoritairement de la terre qu’ils travaillent. Certes, leurs troupeaux sont plus fournis et leurs outils plus nombreux, mais sur ce point là encore, les différencier de leurs contemporains est bien difficile. Pourtant, ils y tiennent, à leur noblesse. Ayant reçu une éducation, ils savent lire et écrire, contrairement au petit peuple qui les entoure. Ils se marient le plus souvent entre eux, mais n’hésitent toutefois pas à donner leurs filles aux bâtards de leurs voisins, ni même à reconnaître les leurs. On les respecte, dans le village. On leur demande volontiers d’être le parrain ou la marraine du petit dernier. Car tout de même, ce sont des nobles ! Mais, ne roulant pas sur l’or et incapables de payer une dot trop élevée, ils sont donc parfois contraints de marier leurs filles en dessous de leur condition. Surtout quand, comme Claude et Marguerite, on est les parents de trois filles et d’aucun héritier mâle.

Carte du Pays compris entre les Bauges, Barraux, Montmellian et Chambery – 1700 – Gallica
Nous ne savons évidemment pas si le mariage de Gaspard et Diane est heureux mais ce qui est sûr, c’est qu’il est fécond car le couple aura 8 enfants : Antoine, Jean, Jacques, Barbe, Marguerite, François, Mathieu et enfin Anthonie. Tous vivront jusqu’à l’âge adulte en dehors de la petite dernière qui décède en bas-âge.
Jean Burlet, curé du village et témoin privilégié de l’avancée de l’épidémie
Jean est donc le second né. Comme le veut souvent la tradition, il entre dans les ordres et devient en octobre 1629 le curé de Bellecombe, le hameau de Chapareillan dans lequel vivent les Burlet. A ce titre, il officiera dans tous les grands moment que vivront les membres de sa famille… mais sera aussi le témoin privilégié d’une période bien sombre pour toute la région.


AD de l’Isère – Bellecombe – Chapareillan – 9NUM1/AC075/7
En août 1630, Jean ne se sent pas bien et laisse à l’un de ses collègues la charge de sa cure. Au même moment, quelques décès semblent suspects et par précaution, les corps de ces malheureux sont enterrés devant leurs maisons plutôt que dans le cimetière du hameau.

» … En foy de quoi me suis cy signé à cause de mon indisposition » « Le 12 septembre 1630 a esté ensepulturée la Georgy Martin … au près de sa maison aux Crozets à cause de quelques soupçons… » – AD de l’Isère – Bellecombe – Chapareillan – 9NUM1/AC075/7
En septembre, la nature de la maladie qui commence à causer la mort de nombreux paroissiens n’est pas encore évoquée. Ils sont pourtant de plus en plus à passer de vie à trépas et parmi les premiers à succomber se trouvent les parents du curé, qui décèdent tous deux à quelques jours d’intervalle. Après 30 années de mariage, Diane décède le 26 septembre et Gaspard le 3 octobre. Le pauvre Jean, toujours souffrant, ne peut officier à leurs enterrements respectifs ni leur rendre un dernier hommage. Rien n’est dit sur les causes de leurs décès mais leurs dates si rapprochées, en plein début d’épidémie, ne laisse aucune place au doute. Leur richesse et leur noblesse ne leur aura été d’aucun secours devant la maladie. Néanmoins on leur octroie un dernier privilège : celui d’être enterrés au sein même de l’église, alors que dans le même temps, les corps de leurs voisins paysans ne peuvent même pas passer le portail du cimetière.


AD de l’Isère – Bellecombe – Chapareillan – 9NUM1/AC075/7
Jean se rétabli heureusement quelques jours après la mort de son père, remet ses registres à jour et reprend son laborieux office. Le 18 octobre, on commence vraiment à s’inquiéter et les « quelques soupçons » se transforment en « danger contagieux ».

« Le 18 octobre 1630 a esté ensepulturée Anne Juillan famme Geoffroy Jullian au près la maison de Rolland ou esté demeuroit à cause du danger contagieux » – AD de l’Isère – Bellecombe – Chapareillan – 9NUM1/AC075/7
En avril 1631, le curé dresse la liste de ceux qui, contrairement à ses parents, n’ont pas eu droit à un enterrement convenable et ont été inhumés devant chez eux. Ils sont 28 en tout, décédés en 8 mois, entre septembre 1630 et avril 1631, dans un hameau qui ne compte qu’une centaine d’âmes.

« Rolle de ceux qui sont morts et enterrés hors du cimetière à cause de son p? et danger du mal contagieux de la présente année 1630, de la paroisse de Bellecombe » – AD de l’Isère – Bellecombe – Chapareillan – 9NUM1/AC075/7
Et c’est loin d’être terminé. On parle maintenant de « mal contagieux ». Les corps sont toujours enterrés au seuil de leur maison ou dans leur jardin mais c’est désormais « sans prêtre et sans aucune cérémonie » que le défunt doit passer dans l’au delà. Toujours en avril, une famille entière est décimée par la maladie. Les Buffet sont 8 à mourir les uns après les autres à quelques jours d’intervalle.


AD de l’Isère – Bellecombe – Chapareillan – 9NUM1/AC075/7
Antoine Buffet « a été le dernier de son nom » et maintenant, il ne « demeure personne en sa maison ».
Les mois passent, Jean tient son registre à jour comme il le peut et continue à compter les morts. D’autres familles sont entièrement fauchées.


AD de l’Isère – Bellecombe – Chapareillan – 9NUM1/AC075/7
Mais au mois de décembre 1631, l’épidémie s’éteint d’elle-même aussi brusquement qu’elle est née.
Retour à la normale
Plus aucun décès n’est à déplorer jusqu’en mars 1632 et à partir de là, les morts ne sont plus des numéros, les corps retrouvent le cimetière, les inhumations s’espacent dans le temps, on ne parle plus du mal contagieux. Il faut dire que les survivants ne sont pas nombreux. Plus de 100 personnes ont perdu la vie en un an et demi, autant dire presque tout le hameau, alors qu’on ne compte en moyenne qu’une dizaine de naissances par an et Bellecombe va avoir du mal à s’en remettre.

Le triomphe de la mort – Peter Brueghel l’Ancien – Musée du Prado – Madrid
Les Burlet, eux, ont eu beaucoup de chance. Seuls Gaspard et Diane ont succombé à la maladie. Leurs sept enfants s’en sont tous sortis indemnes et sont à l’abri du besoin grâce au testament que leur père a rédigé 4 jours avant sa mort et 3 jours après celle de son épouse. Dans celui-ci, Gaspard nomme héritiers universels ses 3 fils aînés : Antoine, Jean et Jacques. Il lègue 200 livres à chacune de ses deux filles, Marguerite et Barbe, qui leur viennent de l’héritage de leur mère et de leur grand-mère. Enfin, il donne 300 livres chacun à ses garçons encore mineurs, François et Mathieu, qu’ils toucheront à leur majorité.

Extrait du testament de Gaspard Burlet – 3E 4848 – AD de l’Isère
Pour eux, la vie reprend son cours. Marguerite et Barbe épouseront le même jour Claude de Bellegarde et Antoine de la Mollie, deux nobles savoyards, en 1632. François entrera au service de son beau-frère Claude. Antoine et Mathieu disparaitront assez rapidement de la circulation. Jacques, mon ancêtre, se contentera de vivre de ses rentes. Il épousera en 1651 Suzanne Saulnier, la fille du capitaine de l’artillerie du Roi au fort Barraux, situé à quelques kilomètres de Bellecombe. Elle lui donnera 14 enfants. Et s’il n’a pas pu officier à l’enterrement de ses parents, Jean aura l’honneur de marier ses deux soeurs ainsi que son frère. Il restera le curé de Bellecombe jusqu’à sa mort et ce sera toujours lui qui baptisera ses nombreux neveux et nièces.

Extrait de l’acte de mariage de Jacques et Suzanne, en 1651 – 9NUM1/AC075/7 – AD de l’Isère
Presque un siècle plus tard, en 1720, une nouvelle et terrible épidémie se déclarera en France, à partir de Marseille. Le Dauphiné prendra alors des mesures drastiques pour confiner la province toute entière et empêcher quoi que ce soit, hommes, bêtes ou marchandises de passer la frontière de la Provence. Et elle sera épargnée.

Scène de la peste de 1720 à la Tourette (Marseille) – Michel Serre – Musée Atger, Montpellier
Chapareillan n’est évidemment pas la seule commune à avoir été touchée par la peste en cette année 1630. Elle aura décimé une grande partie de la population de la vallée et les curés de certaines paroisses n’auront pas été épargnés. Nombreux sont ceux qui n’auront eu droit ni aux derniers sacrements, ni à un enterrement décent, ni à une tombe dans le cimetière, ni même à une ligne dans les registres paroissiaux. Aujourd’hui lorsque je retourne dans mon Grésivaudan natal, j’ai toujours une pensée pour ces pauvres gens enterrés n’importe comment, n’importe où. Et je ne peux m’empêcher de me demander combien ils sont, reposant sous nos pieds, sans que personne ne le sache.

Le baillage de Greysivaudan & Trieves – 1619 – Gallica

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