Arsène Gabriel Duteil, l’enfant abandonné (1)

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Abandonné à la naissance

Le 28 janvier 1867, Marie Duteil, une jeune domestique de 20 ans vivant et travaillant au 99 boulevard du Prince-Eugène dans le XIe arrondissement de Paris, met au monde un petit garçon sans père. Heureusement, elle n’est pas seule pour faire face à cette épreuve. Une sage-femme du quartier, Thérèse Fluchon, l’assiste durant l’accouchement, avant de se charger de le faire baptiser 3 jours plus tard. L’enfant est prénommé Arsène Gabriel. Arsène, c’est simplement le prénom de son parrain, qui est un voisin de la sage-femme. Quant au deuxième prénom, peut être est-il donné par Marie ? 

Acte de naissance d’Arsène – V4E 1378 – Archives de Paris

Une fois le baptême reçu, Thérèse se rend à la mairie du XIe arrondissement située à quelques pas de l’église, afin de déclarer officiellement la naissance du bébé. Puis, l’enfant dans les bras, elle parcoure les quelques 4 kilomètres qui la sépare de l’hospice des enfants assistés. Et confie le petit Arsène, âgé de seulement de 4 jours, aux sœurs de la charité. Personne n’entendra plus jamais parler de Marie.

Quelles raisons ont poussé la jeune femme à abandonner son bébé ? Cela ne semble pas difficile à imaginer. Domestique, elle n’a pas les moyens de subvenir seule aux besoins d’Arsène. Et encore faudrait-il qu’elle puisse garder son emploi ou en trouver un autre avec un enfant à charge, né hors mariage en plus. Sa famille n’est peut-être même pas au courant de sa situation, qui jetterait le déshonneur sur les siens si cela venait à se savoir. Et puis, qui accepterait de l’épouser un jour ? Les filles-mères sont encore très mal vues en ce milieu du XIXe siècle. De plus, on ne sait rien du père, fait-il partie de la maison ? Est-ce son employeur, ou son fils ? Un autre domestique ? Dans tous les cas, il est clair qu’il n’a aucune intention de l’épouser pour réparer ses torts.

Marie n’a donc sûrement pas d’autre choix que d’abandonner son bébé en priant pour qu’il ait une vie plus douce que la sienne. Ce qui n’est pas gagné d’avance.

Aux enfants assistés : l’abandon – Edouard Gelhay – 1886

Mis en nourrice dans l’Allier

Aux Enfants Assistés, Arsène est enregistré sous le matricule 19482. Il n’a même pas une semaine et a besoin de lait pour se nourrir, mais le lait maternisé que nous connaissons aujourd’hui n’est pas encore d’actualité. Si les enfants sont déjà nourris au biberon, celui-ci est souvent porteur de nombreux germes et le lait utilisé mal conservé. La seule façon de nourrir l’enfant correctement et sans danger est donc de recourir à une nourrice devenue mère peu de temps auparavant et en capacité de l’allaiter.

Registre des enfants assistés – D3X428 – Archives de Paris

L’industrie des enfants assistés est bien rodée. Chaque semaine des convois de nourrices accompagnées d’un meneur montent à Paris depuis la province, en train ou en voiture avec chevaux, pour venir chercher des bébés qu’elles ramèneront chez elles. Il ne faut pas se leurrer, leur moteur n’est pas la bonté d’âme mais bien l’argent qu’elles toucheront de l’administration générale de l’assistance publique de Paris jusqu’à ce que l’enfant soit en âge de travailler.

La mortalité chez ces bébés est très élevée. Sevrage trop rapide, mauvaises conditions d’hygiène, conditions de transport difficiles, mauvais traitements… Le Docteur Monot, médecin de l’époque et fervent défenseur de ces pauvres enfants, estime alors qu’environ 33% des enfants meurent entre 8 jours et 3 mois après leur placement. 

Le 6 février 1867, Arsène a 9 jours, et entreprend son premier long voyage en plein cœur de l’hiver, dans les bras de sa nourrice, Claudine Milet. Leur destination est La Chapelaude, un petit village de l’Allier située à plus de 300 kilomètres de Paris. Pour s’y rendre, il leur faut prendre un premier train qui les mène de Paris à Moulins, puis un deuxième de Moulins à Montluçon, et parcourir les 12 derniers kilomètres à pied ou en omnibus. Une aventure éprouvante pour un tout nouveau né… 

Dossier enfant assisté d’Arsène – Archives de Paris – Erreur sur le village de destination

La nourrice d’Arsène a 37 ans et vit au hameau de la Motte avec son époux, Antoine Busseron, un cultivateur semblant plutôt aisé puisqu’il emploie deux domestiques. Le couple a déjà 7 enfants et Jean, le petit dernier, a 8 mois et devra dorénavant partager le lait de sa mère avec Arsène. 

Pour prendre soin de l’enfant, les Busseron sont payés environ 12 francs par mois. Ce n’est pas grand chose, même pas la moitié du salaire mensuel de l’un de leurs domestiques mais cela permet néanmoins de mettre un peu de beurre dans les épinards, et c’est toujours bon à prendre.

On ne sait pas combien de temps Arsène passe dans cette famille, mais il ne semble n’avoir gardé aucun lien avec sa toute première nourrice et n’est déjà plus chez elle 5 ans plus tard.

Il est placé ensuite chez les Roudier, une famille de paysans qui vit à Huriel, un village à 6 kilomètres de la Chapelaude. Sa nouvelle nourrice s’appelle Marguerite, elle a 34 ans, et vit avec son père et sa sœur. Peu de temps après, la jeune femme se marie avec Jean Durand, un vigneron du village. Arsène la suit dans son nouveau foyer et sera rapidement rejoint par les 2 enfants qu’aura le couple ainsi que par Louise, une autre enfant assistée de la Seine, mise en nourrice comme lui chez Marguerite.

Arsène recensé dans la famille Durand en 1876 – 6M117/2 – AD de l’Allier

Une éducation rudimentaire

En 1877, à 10 ans, Arsène est envoyé régulièrement chez le curé du village et suit assidûment les cours d’instruction religieuse. C’est sûrement pendant cette période qu’il apprend à lire et à écrire. Pourtant, à cette époque, le pourcentage d’illettrés est encore très grand, surtout chez les paysans. On n’envoie pas ses enfants à l’école quand on a besoin de bras dans les champs, et les enfants de l’assistance encore moins (l’école ne deviendra obligatoire qu’en 1882, grâce à Jules Ferry).

La récompense de 4 francs (le prix de 5 poulets, de quoi améliorer l’ordinaire pour ces familles mangeant peu de viande) allouée aux nourriciers pour chaque année d’instruction religieuse suivie par l’enfant n’est peut être pas pour rien dans le choix fait par la famille d’envoyer Arsène en cours. Ceci dit, l’enfant est avant tout là pour aider dans les vignes. Il ne bénéficiera donc que d’une instruction très sommaire, surtout portée sur la religion, et uniquement jusqu’à sa première communion. 

Dossier enfant assisté d’Arsène – Archives de Paris

En âge de travailler

Les 13 ans d’Arsène marquent la fin de sa vie chez les Durand avec qui il aura passé la plus grande partie de son enfance. C’est en effet à cet âge que l’administration cesse d’indemniser les familles nourricières, les jeunes adolescents étant maintenant considérés comme aptes à travailler pour gagner leur vie. Ils ne sont toutefois pas abandonnés dans la nature : Souvent, le directeur du bureau de placement se charge de mettre en relation ses anciens pupilles et de potentiels employeurs pour les faire placer comme domestiques ou ouvriers agricoles, et leur fait signer un « contrat de placement ». L’employeur s’engage à nourrir, loger et blanchir son jeune employé, à lui fournir des soins médicaux en cas de besoin, à bien le traiter et à prévenir le directeur du bureau s’il décide de se séparer de lui. Il lui versera aussi un petit salaire qui servira à payer ses frais d’habillement et à avoir un peu d’argent de poche. Une bonne partie de son salaire sera de plus déposé sur un livret d’épargne dont il pourra disposer à sa majorité. 

Celui d’Arsène lui est remis quelques jours après son anniversaire. Il se rend alors pour la dernière fois au bureau des enfants assistés de Montluçon. Là, le jeune homme devenu ouvrier agricole est reçu par le directeur qui lui remet officiellement son livret de caisse d’épargne. 8 ans après avoir commencé à travailler et à toucher un salaire, le voilà maintenant à la tête d’un petit pécule de 538 francs et 12 centimes, soit environ une année de salaire pour un journalier comme lui. Ces économies, si maigres soient-elles, lui permettent tout de même de démarrer sa vie d’adulte sur de bonnes bases, de s’installer, et pourquoi pas de se marier ?

La première signature d’Arsène sur un document officiel – Dossier enfant assisté d’Arsène – Archives de Paris

Exempté de service militaire

Mais avant cela, il lui faut d’abord se soumettre à l’incontournable rite de passage à l’âge adulte qui est le service militaire. Mais contrairement à la majorité de ses camarades, il ne fera qu’un rapide aller-retour au bureau de recrutement de Montluçon. La taille minimale à atteindre pour être jugé bon pour le service est d’1m54. Arsène, lui, ne fait qu’1m51, et 3 centimètres, c’est 3 centimètres : il est tout de suite renvoyé chez lui.

Sa fiche matricule est toutefois l’occasion d’en savoir un peu plus sur son physique. Le jeune homme a les cheveux châtains et les yeux gris, un nez et une bouche de taille moyenne, un menton rond, le visage ovale. Il est de plus évident que le pauvre ne sait absolument rien de ses origines : il date sa naissance au 18 janvier 1867 (au lieu du 28), ne sait dire ni où il est né, ni le nom de sa mère…

Extrait de la fiche matricule d’Arsène – 1R675 – AD de l’Allier

Malgré ce voile sur sa famille biologique, une enfance qui n’aura sûrement pas été des plus roses, et une adolescence sous le signe du labeur plutôt que de l’insouciance, le voilà désormais adulte, en possession de quelques économies et en bonne santé qui plus est ! Trois choses que bon nombre d’enfants abandonnés n’auront jamais connu.

Dans son malheur, Arsène aura donc tout de même été chanceux, et il mérite très certainement sa part de bonheur. Et c’est dans les bras d’une jeune domestique de 18 ans qu’il le trouve. Léontine Fline est un tout petit bout de femme qui vit à Blanzat, un hameau de Montluçon, tout comme son fiancé. Peut-être même ont-ils le même employeur ?

Léontine Fline

La jeune femme est originaire de Commentry, une petite ville à quelques kilomètres de là. Elle est la 3e d’une fratrie de 8 enfants que leur mère, Jeanne Charpentier, a élevé seule après la mort prématurée de son mari Jean Baptiste. Le père de famille était coiffeur et s’est éteint à 44 ans, seulement deux mois avant la naissance de la petite dernière. Léontine avait 8 ans.

Le 22 juin 1889, l’humeur est plus à la fête qu’à la nostalgie : Arsène et Léontine se marient. Le jeune homme aurait sûrement aimé avoir une famille auprès de lui en plus de ses amis, et sa promise aurait préféré que ce soit son père plutôt que son oncle qui la mène à l’autel. Mais lorsque le prêtre les déclare unis par le mariage en l’église Saint Paul, ces deux orphelins savent qu’une toute nouvelle vie les attend et qu’ils vont pouvoir construire leur propre famille. 

Extrait de l’acte de mariage d’Arsène et Léontine – 2E 191 93 – AD de l’Allier

La famille s’agrandit

Après la noce, le jeune couple emménage ensemble rue de la Croix Dindin où naissent leurs deux premiers enfants : Jeanne, en 1890, et Auguste, en 1892. Un troisième et dernier enfant, Henri, naîtra à Commentry, chez sa grand-mère maternelle, en 1895. 

Durant toutes ces années, Arsène est tour à tour cultivateur,domestique, journalier, manœuvre. Plusieurs termes pour une seule condition : celle d’un homme qui ne possède rien et qui n’a aucune qualification particulière. Pour gagner sa vie et faire vivre sa famille, il n’a que ses bras qu’il « loue » à la journée, au mois ou à la tâche, à tout employeur qui en a besoin. C’est un style de vie bien précaire. On ne sait jamais de quoi le lendemain sera fait, si on pourra payer ses factures à la fin du mois ou nourrir ses enfants. 

Un emploi stable

Mais à l’aube du XXe siècle, tout s’arrange pour la famille. Arsène, désormais trentenaire, est embauché à l’usine Saint Jacques comme ouvrier. L’usine fait partie de la société des forges de Commentry-Fourchambault, une entreprise de métallurgie spécialisée dans la fabrication de tuyaux en fonte et de moulages. A Saint Jacques on s’occupe surtout de matériel pour l’armée : blindages, tourelles pour cuirassés, éléments de canons, etc. Arsène, lui, est burineur : son métier consiste à enlever les bavures faites sur le métal par les machines au moyen d’un burin. Le travail à l’usine est loin d’être facile. Il fait très chaud près des fourneaux, les équipements de sécurité qu’on connaît aujourd’hui (casques, chaussures, lunettes…) sont inexistants, et les accidents, parfois mortels, sont nombreux. La cadence est infernale, on travaille 10h par jour, souvent même le dimanche, on alterne les semaines de jour et de nuit. Cela laisse bien peu de place au repos et aux loisirs. Et avec tout ça, le salaire est loin d’être mirobolant… mais malgré tout, la peur du lendemain s’estompe et la famille peut enfin souffler un peu.

De plus, nous sommes en plein âge d’or du paternalisme, soit « l’ensemble des pratiques patronales destinées à fidéliser la main-d »oeuvre, à la rendre plus productive et à prévenir l’agitation ouvrière. ». A Saint-Jacques, cela se traduit notamment par une crèche pour les enfants des ouvriers âgés de 15 jours à 3 ans, d’ateliers d’apprentissage pour les garçons et d’une école ménagère pour les filles, et des bourses d’études. C’est aussi des aides aux familles comme les allocations familiales, une prime de naissance ou d’allaitement. Les ouvriers et leurs proches ont à disposition un service médical puis hospitalier, une pharmacie, des jardins ouvriers, des habitations à prix réduit, des associations destinées au femmes, d’autres aux adolescents, ou encore religieuses. En somme, tout un tas d’avantages sociaux qui améliorent grandement la situation des familles tout en leur donnant l’envie de travailler dur pour leur employeur, et surtout de ne pas le quitter pour voir si l’herbe est plus verte ailleurs.

Cette évolution dans la situation professionnelle d’Arsène s’accompagne aussi d’un changement de domicile. Après avoir déménagé de très nombreuses fois dans sa vie, le jeune homme se fixe définitivement au n°131 de la rue de Paris. L’appartement situé dans un petit immeuble n’est pas très grand, mais il n’est qu’à peu de distance de l’usine. 

Plan général de Montluçon – A.Weiss – 1899

Lorsque débute le tout jeune XXe siècle, Arsène est à la tête d’une jolie petite famille, d’un emploi durable, et d’un logement stable, même si sa vie n’est pas toujours facile. Il en a fait du chemin, l’enfant abandonné à Paris 33 ans plus tôt ! Et il s’en est plutôt bien sorti…

7 réponses à « Arsène Gabriel Duteil, l’enfant abandonné (1) »

  1. Avatar de pcaylus

    Merci pour ce beau récit touchant.

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    1. Avatar de Marina
      Marina

      Merci de votre passage ! Arsène est très important pour moi, même si je n’ai pas eu la chance de le connaître. Je pense publier la suite la semaine prochaine !

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  2. Avatar de fannynesida

    Un récit par petites touches, bien documenté, une belle mise en lumière d’Arsène

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    1. Avatar de Marina
      Marina

      Merci beaucoup, je crois qu’il mérite d’être connu ☺️

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  3. Avatar de Hélène - PellePioche
    Hélène – PellePioche

    Hyper intéressant !

    Je me demande si sa petite taille n’est pas un indice de malnutrition et de mauvais soins dans l’enfance. J’ai ce cas dans une branche de famille : 2 enfants sont sortis très petits, malingres et tordus d’un orphelinat (et leur soeur adolescente y est morte) et je ne pense pas que ça soit génétique (leur père est manoeuvre, donc plutôt costaud je pense).

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    1. Avatar de Marina
      Marina

      C’est possible, j’avoue que je ne me suis pas posé la question. Après il devait être en bonne santé vu comment il a travaillé toute sa vie. Et ses fils n’étaient pas grands non plus, 1m58 et 1m59.

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  4. Avatar de Qu’est devenue Marie Duteil ? – Voyages dans le temps

    […] 28 janvier 1867, Marie Duteil, domestique au 99 boulevard du Prince Eugène, met au monde un petit Arsène Gabriel né de père inconnu. Ces informations nous proviennent de Thérèse Fluchon, la sage-femme qui […]

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