Salvatore Di Benedetto, le baroudeur

Published by

on

Raiano est une petite commune de la province de l’Aquila, dans les Abruzzes. Située à près de 400 m d’altitude sur un plateau entouré de montagnes, la petite ville de 3000 habitants est le berceau de la famille Di Benedetto depuis au moins la fin du XVIIIe siècle.

Raiano sur la carte de l’Italie – Framacarte

C’est ici que nait Salvatore, le 1e janvier 1874. Son père, Carmine, est cordonnier. Sa mère, Maria Domenica (née Arquilla) est fille d’agriculteurs et fileuse de laine à ses heures. Salvatore semble être le dernier de la fratrie. Un frère et une sœur, Paolo et Colorinda, étaient déjà nés au début des années 1860, mais Paolo n’avait malheureusement vécu que deux ans. D’autres les ont sûrement suivis entre temps mais l’absence d’archives ne nous permet pas de l’affirmer.

L’enfance de Salvatore n’est pas des plus faciles. Ses parents sont loin d’être riches et le travail a tendance à manquer pour les trop nombreux journaliers de la région. De plus, la province de l’Aquila est frappée par de nombreux tremblements de terre durant tout le XIXe siècle. L’un d’entre eux a lieu seulement un mois et demi après sa naissance. Entre 1881 et 1895, pas moins de 8 secousses parcourent la région, provoquant de nombreux dégâts. 

Contrairement à son père, Salvatore ne devient pas cordonnier mais scalpellino, tailleur de pierres : il taille, façonne, sculpte et polit la pierre afin de lui donner diverses formes. Ces pierres serviront alors pour la construction de divers bâtiments ou ouvrages. Et son savoir-faire doit se montrer bien utile lorsqu’il s’agit de reconstruire.

Des tailleurs de pierres italiens – fin XIXe siècle

En 1894, il est appelé à faire son service militaire. A cette occasion on apprend, entre autres, qu’il mesure 1m61 et qu’il est suffisamment allé à l’école pour savoir lire, écrire et compter, ce qui reste rare en cette fin de XIXe siècle. Néanmoins, il semble ne faire qu’un passage rapide à la caserne et il est vite démobilisé, au vu de sa fiche matricule pratiquement vierge.

Extrait de la fiche matricule de Salvatore – Archivio di Stato dell’Aquila

Libéré de toute obligation militaire, Salvatore doit maintenant songer à se marier et à fonder une famille. Pourtant, il prend son temps puisque ce n’est qu’autour de 1905 qu’il se décide à sauter le pas, à 30 ans environ. C’est sur une jeune femme de la commune qu’il jette son dévolu, de 10 ans sa cadette. Antonina Ciampoli est la fille de Ciriaco, natif de Pescara, une ville de 9000 habitants bordant la mer Adriatique et située à une soixantaine de kilomètres de Raiano. 

Salvatore et Antonina vers 1905 – Collection personnelle

En 1875, Raiano vit une petite révolution : jusqu’ici assez isolée, elle s’ouvre enfin au reste de l’Italie lors de la mise en service de la toute nouvelle ligne de chemin de fer allant de Terni à Sulmona. Et c’est à cette occasion que Ciriaco quitte sa commune natale pour embaucher comme garde-barrière à Raiano. Il y rencontre Maria Domenica D’Amario, et ensemble ils auront quatre filles et un garçon.

L’arrivée du tout premier train à Raiano – 1875

Après leur mariage, Salvatore et Antonina s’installent ensemble, mais pas pour longtemps. Le travail manque dans la région, alors pour faire vivre son foyer, le jeune époux n’hésite pas à s’expatrier. C’est de l’autre coté de l’Atlantique, aux Etats-Unis, qu’il tente d’abord sa chance, et plus particulièrement à Chicago. 

New York Passenger Arrival Lists (Ellis Island), 1892-1924 – Familysearch

Et s’il choisit cette ville, ce n’est pas par hasard mais parce-que son beau-frère Liberat s’y est installé il y a quelques temps déjà. Salvatore est embauché à l’Union Stock Yards & Transit Company. Cette entreprise, spécialisée dans l’abattage et le conditionnement de la viande, s’étend sur tout un quartier de la ville. En un siècle, plus d’un milliard de bestiaux y seront abattus et en 1900, 82% de la viande consommée aux USA provient de ces grands abattoirs.

A Chicago, le jeune homme vit chichement dans un baraquement en bois avec d’autres immigrés tout en économisant le moindre dollar. Car son but n’est pas de s’installer définitivement aux Etats-Unis mais bien de gagner suffisamment pour s’offrir une meilleure vie au pays. Lorsqu’il évoquera ses souvenirs américains avec sa famille, il racontera souvent que « Là bas, les boeufs rentrent d’un coté et sortent en conserve de l’autre ». Et son gendre de répondre « Tant que ce n’est pas le contraire ! ».

Salles des conserves – Union stock yards company – Chicago history museum

A son retour de Chicago, il utilise l’argent patiemment mis de coté pour faire construire deux maisons mitoyennes à Raiano : dans la première il installe sa famille tandis qu’il louera la seconde.

Durant l’absence de son mari, Antonina ne reste pas inactive. Elle est bonne couturière, ce qui lui apporte un petit complément de revenus. Et puis elle n’est pas seule mais bien entourée par ses parents, ses sœurs, son frère… et sa fille. La jeune femme était en effet tombée enceinte quelques mois avant le départ de Salvatore et c’est sans lui qu’elle accouche en avril 1910 de son premier enfant, prénommé Maria Diana, mon arrière-grand-mère. Le père ne la rencontrera que plus tard. 

La jeune couturière – Désiré Laugée

L’arrivée de son enfant n’encourage pas Salvatore à rester au pays. C’est en Belgique qu’il décide de poser ses valises pour un temps, vers 1913, vraisemblablement pour travailler dans les mines de charbon. Elles sont en effet nombreuses dans le pays et manquent cruellement de main-d’oeuvre. Pendant ce temps, son épouse met au monde leur deuxième enfant, Erpino, en février 1914. Mais quelques mois plus tard l’Allemagne déclare la guerre à la France et envahit la Belgique. Les mines sont occupées par l’envahisseur et Salvatore est contraint de rentrer chez lui. Il ramènera dans ses bagages la recette des frites, inconnues chez lui et qui feront sensation dans son entourage.

L’année suivante sera très éprouvante pour les Abruzzes. Cela commence en janvier 1915. Un nouveau et très violent tremblement de terre, dont l’épicentre n’est qu’à quelques kilomètres de Raiano, cause la mort de plus de 30 000 personnes et de nombreux villages alentour seront presque entièrement détruits. Raiano est miraculeusement épargnée mais la région mettra plusieurs décennies à s’en remettre. 

Et si cela ne suffisait pas, l’Italie entre à son tour dans la grande guerre au mois de mai et la grande majorité des jeunes gens qui auraient pu aider à la reconstruction sont alors mobilisés, et pour beaucoup tués, sur le front. Salvatore, à 41 ans, échappe heureusement à la mobilisation et deux enfants viendront même agrandir la famille pendant le conflit : Eugenia nait en juin 1916 et Claudio en février 1918. Un petit dernier, Arimonte, naitra un an ou deux après son frère. 

Le retour de la paix n’est malheureusement pas suffisant pour améliorer la vie des raianesi. Salvatore, désormais à la tête d’une famille nombreuse, n’a pas d’autre choix que de s’expatrier à nouveau. C’est maintenant en France qu’il veut tenter sa chance. Mais il n’a pas de visa, alors pour la première fois il va passer une frontière illégalement. Cela ne se fera pas sans mal. Avec d’autres clandestins et leurs passeurs, qu’ils ont payé cher, il doit se frayer un chemin à travers les Alpes, tout en évitant de se retrouver nez à nez avec les douaniers qui veillent. Plusieurs tentatives seront nécessaires pour traverser la frontière, et c’est à bout de forces qu’il arrive finalement à Modane, ville-frontière en Savoie. 

Il y restera plusieurs jours pour se reposer avant de continuer sa route vers sa destination finale : la vallée de la Fensch, en Moselle, et ses aciéries qui recrutent beaucoup de main d’oeuvre bon marché. Là, il n’a aucune difficulté à trouver du travail et régulariser sa situation. C’est à l’usine de Wendel, une entreprise de sidérurgie basée à Hayange, qu’il est embauché autour de 1922. Dans la vallée, redevenue française depuis peu, on parle encore surtout l’allemand, et Salvatore ne connait ni cette langue, ni le français. Il n’a de plus aucune qualification, et est donc cantonné aux tâches les plus ingrates et difficiles.

Au coeur des aciéries lorraines

La paye est maigre, et les loyers sont chers. Il vit, avec d’autres émigrés italiens, dans des baraquements de bois loués à prix d’or. Mais à force de travail, il réussit à gagner suffisamment pour pouvoir louer un terrain à Nilvange, le village voisin, sur lequel il dépose une petite baraque préfabriquée initialement prévue pour accueillir des sinistrés de la première guerre mondiale et qu’il a récupéré. C’est dans ce qui deviendra la rue Côte des dames qu’il s’installe, à l’instar de certains de ses compatriotes. L’endroit est idéal : proche des usines et de la forêt, il y a aussi de quoi cultiver son potager, même si l’eau courante et l’électricité ne sont pas encore d’actualité.

En 1929, le krach boursier plonge une grande partie du monde dans une grave crise économique appelée la grande dépression. Ses effets commencent à se faire ressentir l’année suivante en France. L’activité économique ralentit, les prix baissent, les exportations chutent et les entreprises commencent à licencier. De Wendel ne fait pas exception.

Les émigrés sont, comme souvent, les premiers touchés. Surtout les célibataires et les hommes mariés dont l’épouse est restée au pays, ce qui est le cas de Salvatore. Notre homme est maintenant âgé de 56 ans. Il n’a jamais vécu plus d’un an ou deux avec Antonina pendant leurs 25 ans de mariage, et n’a pas vu grandir ses enfants. Et puis la situation en Italie est pire qu’en France, alors il n’est pas question de rentrer. Pour éviter le chômage et l’expulsion, il décide donc de rassembler sa famille auprès de lui. C’est en train qu’Antonina et les enfants quittent leur village verdoyant entouré de montagnes. Le voyage est long, très long et, à l’arrivée, le choc est rude. La vallée est grise et sale, l’air empli de fumée. En guise de paysage, rien que des usines et des hauts-fourneaux, et la pauvre petite baraque de Salvatore fait bien pâle figure à coté de leur belle maison de Raiano. Ils n’ont pourtant pas le choix. Il leur faudra s’habituer à ce nouvel environnement.

Maria Diana vient d’avoir 20 ans, et son père songe à la marier. Il connait justement un jeune homme qui travaille avec lui. Silvio est un compatriote, originaire de la province de Vicenza, âgé de 28 ans.

Leur mariage est célébré à Knutange, où réside l’époux, en 1931. Son frère aîné Aladino est son témoin, tandis que la jeune mariée est assistée de ses parents. Et pour la première fois ce jour là, Maria Diana signe de son nom d’épouse.

Les signatures de la famille sur l’acte de mariage de Maria Diana et Silvio – 1931 – Archives municipales de Knutange

Le jeune couple s’installe par la suite dans un appartement de Knutange mais déménage rapidement pour s’établir sur le terrain des Di Benedetto, auprès de Salvatore et Antonina. S’habituer à leur nouvelle vie maritale n’est pas simple. Cela fait plus de 60 ans que leur pays natal est unifié, pourtant ils pourraient tout autant venir de deux planètes différentes. Ils ne parlent pas le même dialecte, n’ont pas les mêmes traditions, ne mangent pas les mêmes plats… Mais ils finiront pas s’apprivoiser, et quatre enfants naitront de leur union : deux filles avant-guerre, un fils en plein milieu du conflit et un dernier quelques années plus tard.

C’est ensuite au tour d’Eugenia de convoler, avec un jeune pontonnier alsacien. Les noces ont lieu la veille de noël 1938, et il était temps pour eux de passer devant le maire : 2 semaines à peine plus tard, la jeune mariée met au monde un petit Antoine. Mais son bonheur de mère ne durera malheureusement pas longtemps. 

Arimonte, le petit dernier, est contaminé par une maladie qui fait des encore des ravages en cette première moitié du XXe siècle : la tuberculose. Ses parents décident alors de le renvoyer dans la famille à Raiano pour qu’il se remette dans un environnement plus favorable, mais Eugenia est touchée elle aussi. Elle n’y survivra pas, et meurt au mois de juillet 1939 à seulement 23 ans. Son bébé n’a que 6 mois.

Sa famille n’a même pas le temps de la pleurer. Le premier septembre, la Pologne est envahie par l’Allemagne, ce qui marque le début de la seconde guerre mondiale et nombre de mosellans vivant le long de la ligne Maginot sont préventivement évacués. 2 mois plus tard, l’Allemagne annexe la Moselle.

La famille Wendel, propriétaire des forges d’Hayange, est expulsée vers la France libre et ses usines sont fermées. Salvatore, à 65 ans, est à la retraite, mais son gendre se retrouve au chômage. L’argent et la nourriture commencent à se faire rare. Silvio est alors envoyé dans la Sarre, en Allemagne, pour travailler pour les allemands dans une mine de gypse (matériau utilisé pour fabriquer du plâtre).

Maria Diana et ses deux filles partent rapidement se réfugier vers Grenoble, chez une sœur de Silvio. Lui est revenu à Nilvange à la réouverture des usines sous l’autorité allemande et cherche à rejoindre sa famille. Mais la signature de l’Armistice le 22 juin 1940 et la fermeture des frontières entre la zone libre et la zone occupée l’en empêcheront. Alors sa femme et les petites reviendront. 

L’Italie, alliée de l’Allemagne, régente la vie de ses ressortissants jusqu’en France. Claudio est mobilisé par son pays. Il tente de prendre le maquis pour y échapper mais, dénoncé par un voisin, on lui donne un choix qui n’en est pas un : soit il se soumet, soit sa famille est déportée. 

Propagande fasciste vantant les mérites de l’alliance Italie-Allemagne-Japon

Arimonte, toujours à Raiano, se remet doucement de la tuberculose. Sa santé est toujours fragile mais cela importe peu pour l’état fasciste qui le mobilise lui aussi.

Arimonte à gauche et Claudio à droite, dans leurs tenues de soldats – Collection personnelle

Erpinio est le seul à échapper au joug italien. En 1935, il s’était engagé dans la légion étrangère et c’est dans l’armée française qu’il combattra… contre ses frères. Mais c’est en Indochine qu’il serait affecté. Les trois Di Benedetto n’auront donc heureusement jamais à se faire face.

Les filles de Silvio sont envoyées à l’école italienne obligatoire. Elles ont 9 et 7 ans et parlent à peine la langue de leurs parents. Elles seront éduquées à l’idéologie fasciste et chaque soir à la sortie de l’école, devront faire le salut au Duce.

Ma grand-mère à l’école italienne vers 1942 – Collection personnelle

Les temps sont donc bien difficiles et la vie de la famille l’est tout autant. Pourtant, ils n’ont pas encore vécu le pire.

Arimonte, encore faible, rechute. Les conditions de vie dans l’armée auront été trop rudes pour lui, et la tuberculose a repris le dessus. Il meurt dans un hôpital militaire à Rome, en 1943. Antonina et Salvatore sont désespérés, et fatigués. A respectivement 59 et 69 ans, ils ont déjà perdu deux de leurs enfants. Il est temps pour eux de rentrer chez eux, et d’enterrer dignement leur fils.

Ils emmènent dans leurs bagages le petit Antoine, âgé de 4 ans. Son père, mobilisé, puis emprisonné, ne peut s’occuper de lui. Il s’était remarié après la mort d’Eugenia, et les rapports entre sa nouvelle épouse et l’enfant ne sont pas au beau fixe. Ses grands-parents décident donc qu’ils l’élèveront à l’italienne, à Raiano. 

Mais lorsqu’enfin ils arrivent chez eux, après un long et difficile voyage dans une Europe en guerre, c’est pour apprendre une autre terrible nouvelle. Claudio avait été envoyé combattre en Sicile, et il est mort sous les bombardements alliés, le 11 mai 1943. Trois de leurs enfants sont morts en moins de 4 ans. 

Débarquement allié en Sicile en juillet 1943

Salvatore et Antonina ne remettront plus jamais les pieds en France. Ils élèveront Antoine comme leur fils dans la maison que le patriarche avait fait construire à son retour de Chicago, et ne la quitteront plus. Ils étaient nés à 10 ans d’intervalle, et c’est à 10 ans d’intervalle qu’ils décèderont : Lui en 1956, elle en 1966, tous les deux à l’âge de 82 ans.

Salvatore aura travaillé très dur pendant toute sa vie, n’hésitant pas à s’expatrier plusieurs fois, pour offrir une vie meilleure à sa famille. Mais la guerre aura pratiquement anéanti tous ses efforts en un rien de temps.

La famille Di Benedetto au grand complet – début des années 30 – Collection personnelle

Une réponse à « Salvatore Di Benedetto, le baroudeur »

  1. Avatar de Benvenuto le cordonnier – Voyages dans le temps

    […] Silvio, qui avait épousé Maria Diana Di Benedetto en 1931 reste en Lorraine malgré les difficultés. Rosa et son époux Raymond quittent la Lorraine […]

    J’aime

Laisser un commentaire