Erpino Di Benedetto, le légionnaire

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Erpino Di Benedetto et le deuxième enfant de Salvatore et Antonina. Né en 1914 à Raiano, dans les Abruzzes, il quitte son Italie natale en 1930 avec sa mère, ses deux sœurs et ses deux frères pour rejoindre leur père installé en Moselle depuis quelques années déjà. 

En Italie, Benito Mussolini et son gouvernement fasciste sont à la tête de l’Etat depuis 1922, et ses idées ont traversé les frontières en peu de temps, s’implantant dans les esprits de certains français. Des ligues fascistes, plus ou moins assumées comme telles, se créent un peu partout dans notre pays dans les années 30, et comptent plusieurs centaines de milliers de membres. Leurs meetings, protégés par des milices para-militaires, ou ceux de leurs opposants, les communistes et les socialistes, sont régulièrement le théâtre d’affrontements violents entre les différents camps, se soldant parfois par des morts.

Le Populaire du 7 février 1934 – Rétronews

En Moselle, comme dans le reste du pays, le fascisme a ses adeptes, même chez certains hommes politiques et notables de la vallée de la Fensch, où résident les Di Benedetto. Erpino, lui, est loin d’être sensible à cette idéologie. Bien au contraire, il s’engage rapidement auprès d’une bande antifasciste d’Hayange, et avec eux, n’hésite pas à chercher la bagarre avec les ligues d’extrème-droite de la région. 

Un soir de mars 1935, il se rend avec son groupe dans une réunion de fascistes italiens dans le but de la perturber. Le ton monte, une rixe éclate, les coups fusent de part et d’autre. Erpino rentre chez lui, mais pas pour longtemps : Un ordre d’expulsion a été émis à son encontre. 

Il faut dire que le casier du jeune homme n’est pas tout à fait vierge. 2 ans auparavant, il avait été arrêté pour avoir acheté illégalement un revolver automatique et avait été condamné à 25 francs d’amende avec sursis pour port d’arme prohibée.

Le Messin – 19/10/1933 – Gallica

Cette condamnation en plus de ses activités antifascistes n’ont donc pas fait pencher la balance en sa faveur. Mais pour lui, être renvoyé dans l’Italie de Mussolini signifie la mort, ou au mieux l’internement dans un camp. Alors, son maigre baluchon sur le dos, il fait ses adieux à sa famille et parcourt à pied la petite trentaine de kilomètres qui le séparent de Metz, où il s’engage dans la légion étrangère, seul moyen pour lui de sauver sa vie. 

Extrait du livret militaire d’Erpino – Archives Légion étrangère

Le 18 mars 1935, le voilà donc engagé pour les 5 prochaines années, au moins. Il vient de fêter ses 21 ans mais n’a jamais effectué son service militaire. Il est rapidement envoyé au dépôt commun des régiments étrangers, basé à Sidi Bel Abbès, en Algérie française. La ville, bâtie par les légionnaires en 1843, est alors le berceau de la légion, où sont envoyés tous les nouveaux engagés pour y être instruits.

Erpinio fera ses armes pendant 4 mois, durant lesquels il apprendra le combat bien sûr, mais aussi le goût de l’effort, la discipline, la camaraderie et la confiance absolue envers les autres légionnaires et les chefs. La légion, ce n’est pas qu’un corps d’armée mais une nouvelle patrie pour tous ces soldats venus de tant de pays différents, qui laissent leur passé souvent trouble derrière eux. Tous doivent respecter les traditions, les croyances, les différences des camarades et faire preuve de la plus grande solidarité, qu’ils soient en service ou non. A la légion, le jeune homme ne trouve pas seulement un emploi, mais aussi une nouvelle famille.

Erpino dans son uniforme de légionnaire – collection personnelle

Après sa formation, il est affecté au 3e régiment étranger d’infanterie. Avec son bataillon, il parcoure l’Algérie et le Maroc, alors sous protectorat français. Les légionnaires sont des soldats, mais aussi des bâtisseurs. Ainsi, il passera 6 ans à aider à la construction d’infrastructures, bâtiments, routes, ponts mais aussi à combattre les quelques poches de résistance qui subsistent.

En mars 1941, il est choisi pour faire partie d’un renfort à destination de l’Indochine. A Casablanca, il embarque sur le Chenonceaux, et après deux mois passés en mer, il débarque à Saïgon. 

L’Indochine française vers 1930

Après l’Europe et le Magreb, il découvre maintenant l’Extrême-Orient. L’Indochine, qui comprend les actuels Vietnam, Laos et Cambodge, est une colonie française depuis 1887. Mais depuis quelques décennies, les populations locales s’organisent afin de réclamer plus d’indépendance et l’Indochine est de plus impliquée dans une guerre entre la Chine et le Japon. Les probabilités pour que l’Empire du Soleil Levant envahisse la colonie française sont grandes, même si on tente de garder une certaine entente avec ce pays en acceptant plusieurs de ses demandes. La France ayant signé l’Armistice en juin 1940 avec la triple Entente dont fait partie le Japon, elle ne peut qu’obéir pour espérer sauvegarder sa colonie. Mais ici aussi la résistance s’organise et prend de l’ampleur. Le Japon, craignant une invasion alliée, augmente ses effectifs en Indochine au début de l’année 1945.

Le 9 mars 1945, l’ambassadeur du Japon demande à ce que toutes les troupes françaises en Indochine soient placées sous le contrôle de l’état major japonais. N’obtenant pas de réponse, l’armée impériale passe à l’attaque par surprise. Une offensive plus ou moins coordonnée est lancée partout dans la colonie et rencontre une forte résistance, mais qui n’est pas suffisante. Nombre de militaires sont tués durant les batailles, et la plupart des rescapés faits prisonniers sont alors décapités, mitraillés, embrochés et même achevés à coup de pioche… La cruauté de l’armée japonaise n’est pas une légende et des milliers d’hommes, femmes et enfants sont assassinés en quelques jours.

Prisonniers du 19e régiment mixte d’infanterie coloniale avant leur exécution – Lang Son – 9 mars 1945

Lorsque l’assaut est donné, Erpino est en garnison à Viêt Tri, à 70 kilomètres au nord-ouest d’Hanoi, dans l’actuel Vietnam. Capturé le 18 mars, il n’est pas exécuté par l’ennemi, contrairement à nombre de ses camarades. Il aurait peut-être mieux valu.

Durant 4 mois, il sera interné dans un camp disciplinaire. Il vivra entassé dans une cage avec d’autres prisonniers, dans le bruit et sous une forte lumière 24h sur 24h, privé de toute hygiène. Sous-alimenté et quotidiennement passé à tabac sans aucune raison valable, il sort de sa prison fin juillet très affaibli. Mais ce n’est pas la liberté qui l’attend dehors, mais l’un des camps de travaux forcés de Hoa Binh, aux conditions encore plus difficiles que ce qu’il vient de vivre, surnommés « camps de la mort lente ». 

Hanoi, Viet Tri et Hoa Binh – Carte du Tonkin

Il passera presque deux mois dans cet enfer. Désormais, il n’est plus question de passer sa journée assis dans une cage. Il est là pour travailler, jusqu’à l’épuisement total et la mort. Il y construit des tunnels, des tranchées, des routes, des ponts, 12h par jour. Les rations de nourriture sont plus qu’insuffisantes et consistent en une poignée de riz par jour, calculées pour tenir un mois… pas plus. Les jours de pluie, il est impossible de le faire cuire et il est donc consommé cru. Sans eau potable, les prisonniers sont contraints de s’abreuver dans un petit ruisseau boueux et propice à tout un tas de bactéries. La région, très humide, est le foyer de nombreux moustiques. Le paludisme et la dysenterie font rage, mais l’accès à l’hygiène et aux soins est inexistant. Alors évidemment, pas un jour ne passe sans que la mort ne frappe.

Le Japon capitule le 18 août 1945, et les camps commencent alors à être évacués. Pourtant, Erpino ne sera libéré que le 18 septembre suivant. Il aura passé 53 jours à Hoa Binh, soit 23 jours sans ration de riz, à se nourrir du peu que la nature pouvait lui offrir. Et il ne pèse plus que 30 kg pour 1m59.

Extrait du livret militaire d’Espion – Archives Légion étrangère

« Fait prisonnier par les forces japonaises le 17-3-45 à Vietri. Interné à Vietri le dit jour. Au cours de sa captivité à subi une détention de 53 jours dans les camps de représailles de la région de Hoa-Binh dans des conditions particulièrement pénibles. Cesse captivité le 18-9-45. »

Malgré ce qu’il a enduré ces derniers mois, le jeune homme ne quitte pas tout de suite l’Indochine. Il est affecté au BFC du 5e REI, un bataillon crée pour les légionnaires qui, comme lui, ont survécu aux camps de la mort japonais. Là, il se remet de sa terrible expérience, reprend des forces, et est nommé au grade de caporal le 26 mai 1946.

Erpino en Indochine – Collection personnelle

La légion, c’est toute sa vie, et seuls ses compagnons d’armes sont en mesure de comprendre les horreurs qu’il a vécu. Pour lui, le retour à la vie civile est exclu. Alors il rempile, encore, et passe dans la 13e demi-brigade. En juin 1946, il est envoyé avec son unité en Cochinchine, une ancienne colonie française intégrée à l’Indochine.

Durant la seconde guerre mondiale, l’influence de la France en Indochine s’est bien amoindrie, et le désir d’indépendance commence à se faire sentir chez les habitants de la colonie. Après guerre, les relations entre les français et les autochtones se dégradent rapidement, malgré une plus grande autonomie accordée principalement aux vietnamiens. Le 23 novembre 1946, l’armée française bombarde Haïphong en réponse à l’assassinat d’une vingtaine de français. Près de 6000 personnes sont tuées, principalement des civils. C’est le début de la guerre d’Indochine.

Erpino combat sur plusieurs fronts jusqu’en 1947 pour tenter de garder le contrôle sur la région. Il est ensuite rapatrié en Algérie avant de bénéficier d’un congé de plusieurs mois.

Cela fait maintenant 12 ans qu’il a quitté sa famille, et il les retrouve enfin pour la première fois depuis qu’il a rejoint la légion. Mais ce n’est pas chez ses parents à Raiano qu’il décide d’aller se reposer mais chez sa sœur Maria Diana. La guerre est terminée depuis 2 ans maintenant et la Moselle a été réintégrée à la France. Pour eux, la vie n’est pas encore vraiment plus facile mais elle reprend son cours petit à petit. Elle et son mari Silvio vivent toujours dans la baraque construite par Salvatore près de 20 ans auparavant et un petit garçon est venu agrandir la famille pendant la guerre. Erpino passera 4 mois auprès des siens, qui ont tout le temps de se rendre compte à quel point la guerre, et surtout son internement dans les camps japonais l’ont changé et diminué psychologiquement. 

Les 4 seules permissions qu’Erpino aura pris durant la totalité de son service – Livret militaire d’Erpino – Archives Légion étrangère

A son retour de congés, il est cantonné durant 6 mois en Algérie avant d’être renvoyé sur le front indochinois en juin 1948. La situation ne s’est pas arrangée depuis son départ, bien au contraire, et les pertes françaises sont de plus en plus lourdes.

Erpino est posté avec 106 camarades et officiers à Phu Tong Hoa, un petit village situé sur la route coloniale n°3. L’endroit est très isolé. Pour s’y rendre, plusieurs heures de piste sont nécessaires et le ravitaillement se fait le plus souvent par parachutage. Les alentours ne sont pas sûrs, les vietnamiens rôdent et tendent de nombreuses embuscades dans la région.

Le 25 juillet au soir, une pluie intense s’abat sur le poste, limitant drastiquement la visibilité. L’ennemi en profite pour se rapprocher du camp sans être vu avant d’attaquer par surprise. Ils sont plusieurs milliers contre une toute petite centaine d’hommes… La bataille durera 9h, durant lesquelles 24 légionnaires seront tués et 33 blessés, mais les vietnamiens seront finalement repoussés.

Le poste de Phu Tong Hoa au lendemain de la bataille

Erpino fait partie des survivants et s’en sort avec seulement quelques égratignures. Il sera cité à l’ordre du corps d’armée pour la bravoure dont il a fait preuve ce jour là et sera décoré de la croix de guerre du TOE avec étoile de vermeil.

Une partie des survivants de Phu Tong Hoa – Je crois reconnaître Erpino, mais sans certitude… – Musée de la Légion

Extrait du livret militaire d’Erpino – Archives Légion étrangère

« Chef de pièce de mortier de 60, a fait preuve de courage et de sang-froid au cours de l’attaque du poste de Phu Tong Hoa (Tonkin) le 25 juillet 1948. Par un tir inlassable et continu a infligé de dures pertes aux assaillants, puis au moment critique de l’action, s’est lancé dans une attaque furieuse, luttant corps à corps et rejetant l’assaillant d’une partie du poste où il avait pris pied. »

Notre homme continuera à se battre en Indochine jusqu’en août 1950 avant de rentrer en France où il bénéficie d’un nouveau congé de 2 mois.

Erpino en Indochine en 1949 – Collection personnelle

Ce n’est en revanche pas chez sa sœur qu’il se rend cette fois mais dans un centre d’hébergement de la légion à La Ciotat, pour un repos bien mérité au bord de la méditerranée. Mais ses vacances sont de courte durée : quelques semaines après son arrivée dans le centre, il est hospitalisé à l’hôpital militaire Michel Lévy de Marseille où il passera 3 mois. Le pauvre Erpino souffre en effet depuis quelques temps de stress post-traumatique, même si ce n’est pas encore vraiment nommé ainsi. Les deux guerres très rapprochées auxquelles il a participé, sa captivité, la mort qu’il a frôlé à plusieurs reprises… N’importe qui aurait pu perdre la tête pour moins que ça. Chez lui cela se traduit par des cauchemars, parfois même éveillé, de nombreuses sautes d’humeur, une certaine distorsion de la réalité. Même s’il se refuse à quitter la légion, son état psychologique est désormais incompatible avec l’exercice de ses fonctions. L’armée a besoin d’hommes sur qui elle peut compter, et ce n’est malheureusement plus le cas pour Erpino. Alors en février 1951, il est de retour à Sidi Bel Abbès, là où tout a commencé pour lui 16 ans plus tôt, et il y est définitivement libéré du service.

Le certificat de bonne conduite d’Erpino – Archives Légion étrangère

Durant sa carrière, il se sera montré exemplaire, aura participé à 13 campagnes, aura obtenu 3 médailles militaires et n’aura subi aucune blessure physique grave. Mais sa santé mentale se sera très fortement dégradée.

Les décorations d’Erpino sur son livret militaire – Archives Légion étrangère

Il a maintenant 37 ans, et le retour à la vie civile est bien compliqué. S’il est encore bien trop jeune pour prendre sa retraite, il est pourtant inenvisageable pour lui de retourner à l’usine d’Hayange, où il avait commencé à travailler au début des années 30, comme si de rien n’était. Alors comme nombre d’anciens légionnaires, il commence une nouvelle carrière dans les métiers de la sécurité et trouve un travail dans l’industrie pétrolière en Algérie, pays qu’il connait maintenant bien.

Il revient régulièrement à Nilvange chez sa sœur, pour des périodes plus ou moins longues. La cohabitation est difficile, les problèmes psychologiques d’Erpino ne sont pas simples à gérer, bien que la famille essaye de faire au mieux.

En 1963, il retourne à Raiano pour la première fois depuis son départ à l’âge de 16 ans, pour rendre visite à sa mère Antonina, très malade, et qu’il n’a pas revu depuis près de 30 ans. Son père Salvatore n’avait pas eu cette chance, et était mort en 1956 sans n’avoir jamais revu son fils.

Erpino, toujours célibataire à 49 ans, fait alors la connaissance d’une jeune femme de 25 ans sa cadette, mère d’un enfant naturel et lointaine cousine des Di Benedetto. Leur mariage est célébré rapidement, et le jeune époux endosse la paternité de l’enfant de sa femme. Ensemble ils partent vivre à Rome, où l’ancien légionnaire achète un appartement avec l’épargne qu’il s’était constitué pendant son service en vue de sa retraite, et un petit garçon vient agrandir la famille.

Mais le bonheur conjugal fini par tourner court et lorsque toutes ses économies sont dépensées, le mari est mis à la porte sans autre forme de procès. Malgré tout, il est difficile de blâmer totalement son épouse. La vie avec un ancien militaire sujet à des crises psychotiques récurrentes ne devait pas être facile à gérer, surtout lorsqu’on a deux enfants à protéger… 

Sans perspective d’avenir en Italie, Erpino rentre alors en France et s’installe dans un foyer pour travailleurs immigrés à Rosselange, à quelques kilomètres de Nilvange. Grâce au réseau des anciens légionnaires qui ne l’auront jamais laissé tomber, il finira sa vie en vivant de petits boulots dans les nombreuses usines alentour.

Rosselange dans les années 60

Erpino l’antifasciste, le légionnaire, meurt en 1982 après avoir donné 16 ans de sa vie, et sacrifié sa santé mentale à la défense d’un pays qui n’était même pas le sien. Il n’aura jamais demandé sa naturalisation. Après sa mort, son épouse fait rapatrier son corps en Italie pour qu’il soit enterré à Raiano. Et c’est auprès de ses parents et de ses frères Claudio et Arimonte qu’il peut, enfin, trouver la paix à laquelle il n’aura jamais eu droit pendant sa vie.

Erpino en 1952 – Collection personnelle

4 réponses à « Erpino Di Benedetto, le légionnaire »

  1. Avatar de Stéphane
    Stéphane

    Quelle vie! On ne peut que comprendre les répercussions que cela a eu sur sa santé mentale 🥺 et la tendresse que vous avez pour lui.

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    1. Avatar de Marina
      Marina

      Oui, on ne peut que s’attacher à lui… Ceux qui l’ont connu disent qu’il était complètement à côté de la plaque et qu’il ne fallait vraiment pas s’amuser à l’énerver, mais qu’il était malgré tout très gentil. Merci de votre passage 😊

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  2. Avatar de bealct

    Superbe texte, magnifique hommage. Bravo 👏👏

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    1. Avatar de Marina
      Marina

      Merci beaucoup ! Ca me touche énormément ❤️

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