
La vallée aux cents châteaux
La vallée du Grésivaudan est, au XVe siècle, située dans la province du Dauphiné depuis son transport (rattachement) au royaume de France en 1349. Longue de 35 kilomètres et large de 2 à 5 kilomètres, elle est située entre Grenoble et la frontière savoyarde, non loin de Chambéry. Coupée en son centre par la rivière Isère, elle est bordée sur sa rive droite par le massif de la Chartreuse et sur sa rive gauche par celui de Belledonne. C’est une vallée très fertile, principalement agricole malgré les inondations régulières de l’Isère. On y cultive surtout des céréales comme le blé, l’avoine et l’orge, on y plante quelques arbres fruitiers, principalement des noyers et des châtaigniers, et on y élève des bœufs, des chèvres et des porcs. Sur les coteaux ensoleillés de la rive droite se développent de nombreuses vignes tandis que la rive gauche se destine plutôt à l’industrie textile avec la culture du chanvre et du lin ainsi que l’élevage de moutons.

La Vallée du Grésivaudan – A. Guindrand – 1837 – Musée des beaux arts de Lyon
Les échanges entre les deux rives pourtant très proches sont limités. Un seul pont plus ou moins situé au centre de la vallée les relie. Il existe bien des bacs pour traverser l’Isère mais trouver les passeurs qui ont d’autres occupations est souvent bien compliqué et la rivière encore indomptée se montre régulièrement infranchissable.

Carte d’une partie du Dauphiné et de la Savoye – XVIIe siècle – Gallica
La vallée occupe une position stratégique entre, au nord, la frontière avec le Duché de Savoie et au sud, Grenoble, capitale de la province du Dauphiné. Elle est depuis toujours un point de passage important entre les deux pays et témoin des nombreux conflits qui les opposent, surtout après l’annexion du Dauphiné à la France, chacun voulant depuis toujours étendre son territoire au delà de la frontière. Au fil du temps, le Grésivaudan s’est donc naturellement doté de nombreuses fortifications pour protéger son territoire, au point d’être surnommée « la vallée aux cent châteaux », construits, administrés et défendus par presque autant de petits nobles locaux.

Les ruines du château Beaumont surplombant la rive droite de la vallée au XIXe s., l’un des des nombreux châteaux du Grésivaudan
Raymond de Galbert, châtelain delphinal
Parmi eux se trouvent les Galbert, qui font partie des plus anciennes familles du Dauphiné. Leur lignée semble remonter jusqu’en l’an 1185 avec Geoffroy de Galbert, un chevalier cité avec son fils Guigues lors d’une donation de droit de pêche qu’il fit à l’Abbaye de Bonnevaux, en Isère. Mais ce n’est apparemment qu’à partir de Raymond de Galbert que la généalogie de la famille est véritablement attestée.

Le blason de la famille De Galbert – Le Blason, dictionnaire et remarques, Amédée de Foras – 1883
Celui-ci nait probablement vers 1420 à Montbonnot, petit village de la rive droite à 6 kilomètres de Grenoble. Le château, bâti sur une colline et entouré de remparts, occupe un hectare environ et joue un rôle crucial dans la défense de la vallée. La maison forte bâtie et habitée par les Galbert s’élève en son sein.
Montbonnot, situé sur la voie royale Grenoble-Barraux, est d’une grande importance sur le plan commercial. Son marché et ses foires annuelles sont renommés et génèrent de très bons revenus. C’est aussi un lieu de villégiature couru depuis longtemps par les différents Dauphins qui jugent son air plus pur que celui de Grenoble et qui s’y pressent lors des différentes épidémies qui ont touché la ville au fil des siècles. Le château est l’une des demeures préférées de Louis XI au XVe siècle. Le fils de Charles VIII y décèdera en 1495. Sa mère Anne de Bretagne, devenue femme de Louis XII, y séjournera en 1507 tout comme François Ier en 1516. C’est donc du très beau monde que côtoient les Galbert.

Louis XI par Jacob de Littemont – Vers 1469
Il faut dire que Raymond n’est pas n’importe qui à Montbonnot : non seulement il est le seigneur du lieu, mais il est aussi châtelain delphinal.
Si le Dauphiné fait maintenant partie intégrante du royaume de France, il a néanmoins gardé une relative autonomie et certaines particularités administratives. Le Dauphin, fils ainé du roi, en est le gouverneur et son administration repose sur un système de subdivisions du territoire :
La province est tout d’abord divisée en baillages, des circonscriptions administratives qui servent à rendre justice et à collecter les impôts. Chaque bailliage est administré par un bailli, un officier delphinal (au nom du Dauphin) chargé de rendre la haute justice, c’est-à-dire de juger les affaires graves comme les crimes ou les litiges concernant la noblesse. Les baillis ont un rôle essentiel dans la gestion des territoires et l’application des décisions royales. Montbonnot fait partie du baillage du Grésivaudan, qui couvre le territoire de la vallée.

Le Grésivaudan en Dauphiné – Carte et description générale de Dauphiné, avec les Confins des Pais et Provinces voisines – Jean de Beins ingénieur et géographe du Roy – Bibliothèque municipale de Grenoble
Les baillages sont eux-mêmes divisés en mandements, souvent centrés autour d’un village ou d’un château. Ils sont gouvernés par un châtelain, qui joue le rôle d’administrateur local pour le Dauphin. Le mandement de Montbonnot fait partie des plus riches du Grésivaudan et englobe neuf paroisses situées sur les deux rives de l’Isère.
Les responsabilités de Raymond en tant que châtelain delphinal sont nombreuses. Il a tout d’abord un rôle militaire qui est d’assurer la défense du château et des territoires environnants, et de lever des troupes locales pour défendre la région en cas de guerre. Il doit aussi rendre la basse justice sur ses terres et régler les petits délits et litiges locaux. Il renvoie en revanche les affaires plus importantes aux baillis pour la haute justice. Il doit enfin s’occuper des impôts locaux, percevoir les taxes comme la dîme (impôt religieux sur les récoltes) et la taille (taxe foncière), mais aussi gérer les corvées, des jours de travail obligatoires que doivent fournir les paysans pour la communauté.

Les 4 âges de la vie – Le livre des propriétés des choses – vers 1470 – BNF
En tant qu’héritier d’une grande famille de la vallée, Raymond se doit évidemment de perpétuer sa prestigieuse lignée. Il est bien sûr hors de question pour lui de choisir une épouse parmi les roturiers, c’est donc naturellement vers les nombreux nobles de la région que Raymond se tourne pour prendre femme. Celle qu’il choisit se nomme Philippe de Ravier, dont la famille est basée à Crolles, à quelques kilomètres au nord de Montbonnot.

La famille Ravier dans l’Armorial du Dauphiné – Gallica
Ensemble, le couple aura au moins 3 fils : Antoine, Michel et Raymond. Si on connait peu de choses de la fin de notre châtelain, nous savons qu’il est toujours en vie en 1486 et que dans son testament il demande à être enterré dans l’église du prieuré de Saint-Martin-de-Miséré, le hameau voisin, auprès de ses ancêtres.
Antoine de Galbert, seigneur de Montbonnot
En tant qu’ainé, Antoine succède alors à son père. Il ne semble jamais endosser la charge de châtelain delphinal, mais la gestion de son fief de Montbonnot est peut-être déjà suffisamment lourde comme ça. Car en tant que seigneur local, il a plusieurs obligations. Il lui faut tout d’abord gérer ses terres, desquelles il tire ses principaux revenus. Il lui faut par exemple superviser les cultures et l’entretien des infrastructures comme les moulins ou les fours banaux, les protéger du mieux possible des crues de l’Isère, tenter de maximiser les rendements pour que tout le monde puisse manger à sa faim, et prier pour que la météo soit favorable et que les récoltes soient bonnes.

La vallée du Grésivaudan, vue des environs de Grenoble – J.Baptiste Louis HUBERT – Musée du Louvre
Il se doit aussi de protéger ceux qui vivent sur son fief, que ce soit ses vassaux ou les paysans, souvent contre les troupes savoyardes qui s’aventurent au delà de la frontière mais aussi des bandes de pillards qui sèment la terreur sur leurs chemins. Pour cela, Antoine s’entoure d’hommes d’armes prêts à défendre le territoire et le château de Montbonnot sert de refuge aux habitants en cas de menace.
Enfin, étant sous la juridiction directe du Dauphiné, il doit jurer fidélité au Dauphin, ce qui implique notamment de payer divers impôts et, en tant que chevalier, de se mettre à sa disposition en cas de guerre. Susceptible d’être convoqué et envoyé sur le champ de bataille du jour au lendemain, il lui faut donc s’entrainer dur tout au long de l’année s’il veut avoir une chance de rentrer chez lui en vie…

Le Chevalier Bayard défendant l’entrée d’un pont sur le Carigliano – H.Félix Emmanuel Philippoteaux – 1839 – Château de Versailles
Néanmoins, son statut lui apporte aussi le droit de ban, un ensemble de pouvoirs qui lui sont conférés comme le droit d’exiger l’obéissance de ses sujets (imposer des corvées, des impôts, l’obligation de se servir des fours banaux), lever des hommes pour la guerre, exercer la petite justice, etc.
Son emploi du temps est donc bien chargé mais cela ne lui fait tout de même pas oublier qu’il doit assurer sa descendance. Ce ne sont d’ailleurs pas moins de huit enfants, 5 garçons et 3 filles qui naitront de ses trois mariages successifs avec Dominique de Lucé, Jeanne de Cizerin et Françoise de Blachon. Les filles, Jeanne, Catherine et Antoinette, seront toutes unies à des nobles de la région. Quant aux garçons, Jean et Guigues deviendront religieux au prieuré de Saint-Martin-de-Miséré. Raymond épouse Guigonne de Commiers, issue d’une puissante famille du Grésivaudan. Ennemond, l’ainé, et Michel deviendront des chevaliers, tout comme leurs ancêtres avant eux.
Antoine rédige son testament en 1513 après une vie bien remplie et un fils ainé prêt à prendre sa suite. Tout comme ses ancêtres, il est enterré dans la chapelle de Saint Martin de Miséré.

Montbonnot, Saint-Martin-de-Miséré et Grenoble sur la carte de Cassini – XVIIe s.
Ennemond de Galbert, chevalier et guerrier
Ennemond, son héritier, nait autour de 1470. Dès sa plus tendre enfance, il est formé par son père à l’administration de son fief mais aussi et surtout à l’art de la guerre et aux devoirs chevaleresques. Il commence sa formation à l’âge de 6 ou 7 ans en devenant page chez un chevalier de la région qui devient son parrain. Là, il apprend les bases de la chevalerie : équitation, maniements des armes légères (arc, lance en bois), mais aussi les valeurs de la chevalerie telles que la loyauté, l’honneur et la bravoure et bien sûr la religion.
Vers 14 ans il devient écuyer. Il s’entraine alors à manier des armes plus lourdes comme l’épée, la lance, le bouclier. Il apprend aussi la lutte et la tactique militaire et est chargé de s’occuper de l’équipement de son maitre, qu’il assiste aussi lors des tournois ou au combat.

Chevalier secondé de son page et de son écuyer – Félix Phillipoteaux – 1882
Ce n’est qu’à partir de 21 ans qu’il peut être adoubé, généralement après avoir prouvé sa bravoure sur le champ de bataille. Après une nuit de prière, une grande cérémonie religieuse est organisée, durant laquelle le maitre remet son épée au tout nouveau chevalier.

L’adoubement – E. Leigthon – 1901
Mais tous les écuyers ne deviennent pas chevaliers. Car si la formation est gratuite, ce n’est pas le cas de l’équipement, qui vaut une petite fortune. Les chevaliers sont en effet lourdement équipés : une armure complète (cuirasse, plastron, casque, brassières, gantelets, jambières, bottes) qui pèse près de 30 kilos, une épée, son arme principale pour les combats, un bouclier, en bois ou en métal, qui porte ses armoiries, une lance, utilisée lors des charges pendant les batailles mais surtout les joutes, et bien sûr, un cheval de guerre, entrainé pour le combat. Rien que l’armure et le cheval valent plus de 100 livres tournois, soit environ 20 ans de salaire (souvent en nature) pour un paysan. Un jeune homme issu d’une famille noble mais désargentée n’a donc pas vraiment les moyens de s’offrir un tel équipement et il n’est pas rare de voir des écuyers le rester.

Armures du XVe siècle – Musée de l’Armée
Chez les Galbert en revanche, l’argent n’est pas un problème. Ennemond puis son frère Michel seront facilement adoubés et équipés.
Maintenant qu’il a été fait chevalier, il est temps pour l’héritier du fief de Montbonnot de se marier. Ce n’est pas dans le Grésivaudan qu’il va chercher sa future épouse mais à Allevard, situé dans une vallée proche au cœur du mandement du même nom. Raymonde de Genton fait bien entendu partie d’une famille noble, et plusieurs des hommes de sa famille furent nommés châtelains delphinaux du mandement d’Allevard au fil des siècles.

Allevard au XIXe s.
Le couple s’unit devant Dieu en 1501 et deux fils viennent rapidement agrandir la famille : Ennemond 2e du nom vers 1504 puis Telmoz quelques années plus tard qui deviendra notaire royal à Montbonnot. D’autres enfants ont sûrement complété la fratrie mais soit ils sont morts en bas-âge, soit ils n’ont laissé aucune trace notable dans les archives.
Auprès de son père Antoine, Ennemond se prépare à administrer son fief. Mais les guerres d’Italie, initiées en 1494 par le Roi Charles VIII, désireux d’agrandir son territoire et de s’emparer des richesses des transalpins, vont sensiblement compliquer la vie des seigneurs de Montbonnot…

La bataille de Fornoue (1495) – Charles VIII à gauche et Bayard à droite – E.Firmin Féron – 1837 – Château de Versailles


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